Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/166

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l’offensive générale du mois de juin, tant qu’on eut conservé une lueur d’espoir en un revirement de l’esprit de l’armée, espoir que la réalité vint brutalement détruire. Après l’offensive, le commandement lui-même eut quelques hésitations…

Je dirai mieux : tout le commandement supérieur de l’armée était unanime à considérer comme inadmissible la « démocratisation de l’armée » telle qu’elle était pratiquée par le Gouvernement. Si dans le tableau que j’ai dressé plus haut nous trouvons 65 % des chefs n’ayant pas protesté avec toute l’énergie voulue contre la « démocratisation » (la décomposition) de l’armée, cela provenait de raisons tout autres : les uns le faisaient pour des considérations tactiques, estimant que l’armée était empoisonnée et qu’il fallait lui faire suivre un traitement où entrassent des antidotes aussi hasardeux ; d’autres s’inspiraient uniquement d’intérêts de carrière. Ce que je dis n’est pas une hypothèse ; je me base sur ma connaissance du milieu, et des hommes avec la plupart desquels j’ai eu maintes fois l’occasion de m’entretenir, en toute franchise, de ces questions. Des généraux, très instruits et possédant une grande expérience, ne pouvaient, bien entendu, émettre sincèrement et scientifiquement des opinions « militaires » comme, par exemple celle-ci : Klembovsky proposant de mettre à la tête des armées du front un triumvirat comprenant le commandant en chef, un commissaire du Gouvernement et un soldat élu ; Kvietzinsky se prononçant pour « des pleins pouvoirs extraordinaires conférés aux comités de l’armée par le Ministre de la Guerre et le comité central du Soviet et permettant à ces comités d’agir au nom de ce dernier » ; Viranovsky proposant de transformer tout le personnel du commandement en « conseillers techniques » et de remettre tout le pouvoir aux commissaires et aux comités ! …

Le fait suivant montre combien le commandement était loyal : à la fin d’avril, le général Alexéiev, ayant perdu tout espoir d’empêcher par son influence personnelle les mesures du Gouvernement, qui devaient aboutir à la décomposition de l’armée, envoya aux commandants en chef, avant que fût proclamée la fameuse déclaration des droits du soldat, le projet chiffré d’un vigoureux appel collectif que l’armée devait adresser au Gouvernement ; cet appel faisait entrevoir l’abîme au bord duquel allait se trouver l’armée ; dans le cas où le projet aurait été approuvé, il devait être signé par tous les officiers généraux, à partir des commandants de division.

Cependant, les fronts, pour différentes raisons, désapprouvèrent ce moyen d’agir sur le Gouvernement. Et le commandant par intérim du front de Roumanie, le général Ragosa, — qui fut plus tard Ministre de la Guerre ukrainien dans le Gouvernement de l’hetman (Skoropadsky), — répondit qu’évidement Dieu avait décidé la perte du peuple russe ; que, par conséquent, ce n’était pas la peine de lutter contre le destin, mais qu’il fallait plutôt faire le signe de la croix et attendre avec patience que le