Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/172

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dissoudre tel régiment. Car les considérations d’ordre moral — l’honneur, la dignité du régiment — étaient depuis longtemps devenus autant de préjugés ridicules. Quant aux avantages réels de la dissolution, ils étaient hors de doute : le régiment était pour un temps considérable retiré de la ligne de feu ; les formalités de la dissolution duraient des mois entiers ; ensuite il fallait pas mal de temps pour répartir les effectifs du régiment reformé, dans d’autres unités, lesquelles se trouvèrent de la sorte encombrées d’éléments instables et criminels. La responsabilité de cette mesure incombe au Grand Quartier autant qu’au Ministère de la Guerre et aux commissaires, et tout son poids retombait, en fin de compte, sur les officiers, qui perdaient leur régiment, — c’est-à-dire leur famille, — et leur poste, et se trouvaient obligés d’errer de place en place ou de passer à l’état lamentable de réserve.

En plus des éléments indésirables qui leur arrivaient de cette source, les contingents étaient complétés, plus directement, par des habitués des prisons de droit commun et du bagne, car le Gouvernement accordait largement l’amnistie aux criminels qui devaient expier leurs torts dans les rangs de l’armée active. Cette mesure, que j’ai vainement combattue, nous gratifia de tout un régiment de criminels — don de Moscou, — et de solides cadres anarchistes dans les dépôts. L’argumentation naïve et peu sincère du législateur alléguant que les crimes commis étaient inhérents aux conditions du régime tsariste et qu’un pays libre ferait des criminels de la veille des combattants pleins d’abnégation, — cette argumentation ne fut pas corroborée par les faits. Dans les garnisons où pour telle ou telle raison se trouvait un nombre particulièrement considérable de ces criminels amnistiés, ils devenaient la terreur de la population avant même d’avoir vu le front. Ainsi, au mois de juin, parmi les contingents de Tomsk, se poursuivait une propagande active appelant au pillage et à la suppression de toutes les autorités ; les soldats formaient d’énormes bandes de brigands armés, qui terrorisaient la population. Le commissaire et le chef de la garnison entreprirent, de concert avec toutes les organisations révolutionnaires locales une campagne en règle contre les brigands et, après combat, éliminèrent de la garnison non moins de 2.300 criminels amnistiés.

Les réformes devaient comprendre toute la haute administration des armées de terre et de mer, mais les commissions de Polivanov et de Savitch n’eurent pas le temps de les réaliser, car elles furent dissoutes par Kérensky, qui comprit enfin tout le mal qu’elles avaient fait. Les commissions préparèrent seulement la démocratisation des organes supérieurs des Conseils de la Guerre et de la Marine en y introduisant des délégués des soldats. Ce dernier détail est d’autant plus ridicule que dans l’idée du législateur ces conseils devaient comprendre des gens riches de connaissances et d’expérience, capables de résoudre les questions de l’organisation,