Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/239

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la révolution. Mais pour moi la Russie est infiniment plus précieuse. Je ne puis ni admettre, ni supporter tous ces comités, tous ces meetings, toute cette saleté, en un mot, qu’on a introduite dans l’armée. Cependant je ne gêne personne, je n’en parle pas, je n’essaie pas de persuader qui que ce soit. Pourvu qu’on nous laisse honnêtement terminer la guerre ; après quoi je suis prêt à casser les pierres au bord des routes, à condition de ne pas rester dans une armée démocratisée de la sorte. Mon subalterne leur parle de tout : nationalisation, socialisation, contrôle ouvrier… Tandis que moi, je ne sais pas : je n’ai jamais eu le temps de m’occuper de ces questions et, à vrai dire, je ne m’y suis jamais intéressé. Vous rappelez-vous, lorsque le commandant d’armée est venu, il a dit aux soldats : « allons donc, ne m’appelez pas « Monsieur le général », dites-moi tout bonnement « camarade Georges… » Mais moi, je ne peux pas le faire, on ne me croirait, d’ailleurs, pas. Alors je me tais. Ils le comprennent et se vengent. Ils sont, malgré toute leur ignorance, de fins psychologues ! Et savent trouver le point le plus vulnérable. Hier, par exemple… »

Il se pencha à l’oreille d’Albov et termina à voix basse :

— Je rentre du mess… À mon chevet j’ai une photographie — un souvenir qui m’est cher. Et bien, ils y avaient dessiné une obscénité !…

Bouravine se leva et se passa la main sur le front :

— Allons voir les positions… Si Dieu le veut, il ne me reste plus longtemps à souffrir. Pas un homme de ma compagnie ne veut aller en reconnaissance. J’y vais moi-même chaque nuit ; un volontaire m’accompagne quelquefois, — il a le goût de la chasse. S’il m’arrivait malheur, soyez bon, Albov, voyez à ce qu’un petit paquet, qui est dans ma valise, arrive à destination.

La première compagnie, sans attendre d’être relevée, s’en était allée à la débandade. Albov s’achemina à sa suite. Le boyau de communication se terminait par une vaste dépression de terrain où cantonnaient les troupes de réserve. Pareil à une gigantesque fourmilière le camp du régiment s’y étalait avec ses huttes de terre, ses tentes, ses cuisines de campagne fumantes et les piquets auxquels on attache les chevaux. Auparavant, on les masquait soigneusement au moyen de plantations artificielles, qui, maintenant, étaient desséchées, avaient perdu leurs feuilles et ne montraient que des branches nues et raides. Sur la prairie, par places, des soldats s’exerçaient, mollement, paresseusement : c’était tout de même gênant de ne rien faire du tout. On ne voyait que peu d’officiers : aux bons il répugnait de prendre part à l’inepte comédie qui avait remplacé leur véritable travail ; les mauvais y trouvaient une excuse à leur paresse et à leur désœuvrement. Au loin, sur la route, dans la direction de l’état-major du régiment, venait une foule d’hommes, une colonne de soldats peut-être, au-dessus de laquelle flottaient des drapeaux rouges. À leur tête avançait un écriteau