Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/248

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été souffrance et horreur, se fût détaché pour rester à terre, tandis que l’âme, libérée s’envolait, légère, heureuse…

Albov revint à lui au contact d’une fraîcheur : un soldat de sa compagnie, un homme d’âge mûr, Goulkine, était assis à son chevet et d’un linge mouillé essuyait le sang de son visage. Remarquant qu’Albov était revenu à lui :

— Voyez donc comme ils l’ont arrangé, les canailles, dit-il. Cela ne peut être que la 5ème compagnie, j’ai reconnu l’un d’eux. Avez-vous bien mal ? Dois-je appeler le docteur ?

— Non, mon ami, ce n’est rien. Merci. Albov lui serra la main.

— Un malheur est arrivé aussi à leur commandant, le capitaine Bouravine. Cette nuit on l’a apporté sur une civière, il est blessé au ventre ; le brancardier dit qu’il n’en a pas pour longtemps. Il revenait de sa tournée de reconnaissance et tout près de notre clôture barbelée une balle l’a atteint. Est-ce un coup des Allemands ou des nôtres, on ne sait.

Il se tut un instant, puis reprit :

— Qu’est-ce qui se passe avec les gens, c’est à n’y rien comprendre. Tout ça — on veut nous en faire accroire. Ce qu’on nous dit des officiers, ce n’est pas vrai, nous le comprenons bien. Il y en a de toutes les sortes, parmi vous, comme ailleurs, c’est sûr. Mais nous les connaissons, ceux-là. Est-ce que nous ne savons pas, par exemple, que vous, vous êtes bon pour nous. Ou bien prenons le lieutenant Iasny. Celui-là n’est pas l’homme à se vendre. Eh bien, quand il essayerait de vous défendre, il y passerait aussi. Ah ! Il y a trop d’inconduite. On n’écoute que les gens de rien… Je me dis ainsi que cela vient de ce que les gens ont perdu la crainte de Dieu. Ils ne savent plus ce que c’est que le respect…

Albov, affaibli, ferma les yeux. Goulkine se baissa hâtivement pour border la couverture qui avait glissé à terre, puis le bénit d’un signe de croix et se retira tout doucement.

Mais Albov ne pouvait dormir. Une tristesse, une angoisse mortelles, le sentiment accablant de la solitude lui serrait le cœur. Il aurait voulu avoir auprès de lui un être vivant dont il aurait senti la présence silencieuse, qui l’aurait fait échapper à ses terribles pensées. Il regretta de n’avoir pas retenu Goulkine.

Silence absolu alentour. Le camp tout entier repose. Albov se leva, alluma de nouveau la bougie. Une désolation pesante, désespérée, le tenaillait. Il avait perdu la foi en toute chose. S’en aller de la vie ? Non, ce serait se rendre. Il faut y entrer en plein, au contraire et marcher de l’avant, les dents serrées, réprimant sa douleur, sa colère, jusqu’à ce qu’une balle perdue, allemande ou russe, vienne trancher le fil de cette existence exécrée.

L’aube naissait. Un nouveau jour commençait, un jour de vie militaire, effroyablement pareil à celui qu’on venait de vivre.

* * * * * * * * * * * *


Ensuite les « masses en fusion » débordèrent irrémédiablement.