Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/25

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manque de culture générale, propre non seulement aux masses populaires mais même aux intellectuels russes. C’est pourquoi, à côté d’une sollicitude cordiale et émouvante pour les besoins du soldat, à côté d’une grande simplicité et d’une réelle facilité d’accès, — l’officier couché pendant des mois à côté de ses hommes, dans les tranchées boueuses et humides, partageant leur nourriture et acceptant avec résignation, sans plaintes, de descendre avec eux dans la tombe commune, — à côté de tout cela on trouvait fréquemment la brutalité, les insultes, parfois les actes arbitraires et les coups.

Certes, les mêmes rapports existaient également entre soldats, avec cette différence qu’un caporal ou un sergent, qui étaient des « frères », se montraient beaucoup plus grossiers et plus brutaux que les officiers. Ce triste aspect des relations dans l’armée, joint à l’ennui et à l’absurdité du régime de caserne et aux petites tracasseries du règlement, a toujours fourni des sujets faciles aux proclamations clandestines représentant le soldat comme « une victime de l’arbitraire des galonnards ».

Le fond positif passait inaperçu : on le dissimulait exprès sous des dehors fâcheux.

Toutes ces circonstances étaient d’autant plus importantes qu’il était devenu, au cours de la guerre, extrêmement difficile de fortifier les liens intérieurs au sein de l’armée : subissant des pertes énormes, changeant leurs contingents de 10 à 12 fois, les unités, surtout celles d’infanterie, devenaient peu à peu des espèces d’étapes où la vague humaine ne faisait que passer, ne s’arrêtant jamais assez pour avoir le temps de s’empreindre des traditions morales de l’unité. Une des raisons pour lesquelles l’artillerie et certaines autres troupes spéciales étaient demeurées relativement résistantes, était que leurs pertes n’atteignaient qu’un vingtième, un dixième tout au plus des pertes de l’infanterie.

Il n’y avait pas dans l’armée d’éducation raisonnable que l’on pût opposer aux influences démoralisantes venant du dehors. D’une part, les officiers ne possédaient aucune préparation politique et, d’autre part, l’ancien régime avait une crainte instinctive de tout élément de « politique » à la caserne, eût-il tendu à critiquer les doctrines anti-étatistes. Cette crainte s’étendait d’ailleurs non seulement aux problèmes sociaux et intérieurs de la vie russe, mais aussi aux questions de la politique extérieure. C’est ainsi que peu de temps avant la guerre on avait promulgué un ukase impérial interdisant rigoureusement aux militaires, où qu’ils fussent, de s’entretenir sur les sujets politiques d’actualité (question balkanique, la discorde austro-serbe, etc.). À la veille de la guerre nationale, on évitait soigneusement d’exciter un sentiment de patriotisme sain, d’expliquer les buts et les objectifs de la guerre, de faire connaître la question slave et notre lutte séculaire contre le germanisme.