Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/27

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tation des réserves de notre armée et accordé les crédits indispensables. Ces crédits grossissaient souvent, si étrange que cela paraisse, sur l’initiative de la commission de la Défense Nationale plutôt que de l’administration militaire. En règle générale, ni la Douma d’Empire, ni le Ministère des Finances ne refusaient, ni ne réduisaient jamais les crédits de guerre. Durant l’administration de Soukhomlinov, le Ministère de la Guerre avait obtenu 450 millions de roubles de crédits spéciaux, dont il n’avait pas dépensé 300 millions. Avant la guerre on n’avait même pas examiné les moyens d’assurer à l’armée des réserves extraordinaires de munitions après l’épuisement des réserves du temps de paix… Si, en effet, la guerre des munitions prit, dès le début des hostilités, des proportions inattendues et sans exemple, renversant tous les calculs théoriques de la science militaire, tant européenne que russe, il était d’autant plus nécessaire de prendre des mesures héroïques pour sortir d’une situation extrêmement grave.

Cependant, dès le mois d’octobre 1914, on avait épuisé les réserves servant à l’armement des renforts qu’on nous envoya au front dont d’abord 10 % seulement étaient armés, et, plus tard, sans fusils du tout. Le Commandant du front Sud-Ouest envoya au Grand Quartier Général une dépêche ainsi conçue : « Les réserves de munitions sont définitivement épuisées. Faute de nouvelles réserves, on sera obligé de faire cesser le combat et de ramener les troupes dans les conditions les plus difficiles… »

Cependant, à la même époque (fin septembre 1914), Joffre ayant demandé « si l’armée impériale de Russie était suffisamment pourvue de munitions d’artillerie pour pouvoir sans mécomptes continuer les opérations », le Ministre de la Guerre, Soukhomlinov, répondit : « La situation actuelle, en ce qui concerne l’approvisionnement en munitions de l’armée russe, n’inspire aucune inquiétude sérieuse… » On ne passait pas de commandes à l’étranger et on refusait les fusils japonais et américains « pour éviter les inconvénients dus à la multiplicité des calibres ».

Lorsque, en août 1917, l’homme responsable de la catastrophe militaire eut paru sur le banc des accusés, sa personne ne produisit qu’une impression pitoyable. On se demanda avec une angoisse et une douleur d’autant plus grandes comment cet homme étourdi, ignorant des choses militaires et peut-être sciemment criminel, avait pu, durant six ans, demeurer au pouvoir. Quelle ambiance de bureaucratie militaire « honteusement indifférente au bien et au mal », avait dû l’entourer pour rendre possibles tant son action que son inaction, qui, toutes deux, continuellement et méthodiquement, tendaient au préjudice de l’État !

La catastrophe définitive éclata en 1915.

Le printemps de 1915 restera à jamais gravé dans ma mémoire. La grande tragédie de l’armée russe, — la retraite de Galicie. Ni cartouches, ni obus. Jour après jour, des combats sanglants ; jour après