la stratégie ([1]) ; il s’entoura d’anciens conspirateurs qui avaient, peut-être, bien mérité de la révolution, mais qui ne comprenaient goutte aux besoins de l’armée ; bref, il créa au Ministère de la Guerre un esprit de parti incompatible avec l’activité militaire.
Peu de jours après sa nomination, Kérensky promulgua la déclaration des droits du soldat, qui détermina nettement la direction qu’il pensait suivre.
Le 11 mai, le ministre, se rendant au front, s’arrêta à Mohilev. Une circonstance nous frappa : il avait été annoncé que son train passerait à cinq heures du matin. Seul, le chef de l’état-major fut mandé dans son wagon. On aurait pu croire que le ministre évitait une entrevue avec le généralissime. Il ne me dit que peu de mots, et touchant des questions secondaires : la répression de certains troubles qui s’étaient déclarés dans une gare assez importante, etc. Quant aux graves problèmes des destinées de l’armée et de l’offensive prochaine, quant à la nécessité impérieuse de mettre d’accord le gouvernement central et le haut commandement, dont les divergences d’opinions se faisaient sentir trop vivement, tout cela semblait intéresser fort peu le ministre. D’ailleurs Kérensky glissa, dans la conversation, quelques phrases au sujet des généraux Gourko et Dragomirov qui commandaient les fronts et qu’il ne trouvait pas à la hauteur de leurs fonctions. Je me hâtai de protester. C’étaient là de graves symptômes : au Grand Quartier Général il en résulta une tension nerveuse.
Arrivé sur le front Sud-Ouest, Kérensky commença sa fameuse campagne de discours, dont le but était de pousser l’armée à l’héroïsme. Son éloquence hypnotisait les foules et l’ « autosuggestionnait ». Broussilov déclarait dans ses rapports au Grand Quartier Général que les troupes accueillaient partout le ministre avec un enthousiasme indicible. Kérensky parlait : il parlait avec un pathétique extraordinaire, une exaltation constante, il épuisait le répertoire des images « révolutionnaires » enflammées, il avait souvent l’écume aux lèvres : partout il moissonnait les applaudissements de la multitude en délire. Pourtant la plèbe lui montrait, parfois, la face de la bête humaine : alors les paroles lui restaient dans la gorge et son cœur se serrait ; ces minutes-là auraient dû l’avertir… mais de nouvelles frénésies lui faisaient oublier son angoisse. Et Kérensky communiquait au Gouvernement Provisoire « que la vague d’enthousiasme dans l’armée allait croissant », et que « l’on constatait une évolution manifeste vers la discipline et la réorganisation ». À Odessa, il donna, sans réserve, carrière à son lyrisme oratoire : « Je retrouve ici l’élan qui a soulevé toute la nation,
- ↑ Les colonels Baranovsky, Yakoubovitch, prince Toumanov et, plus tard, Verkhovsky.