Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/285

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c’est le même transport formidable ; le monde ne vit de tels instants qu’une fois au cours de plusieurs siècles… »

Soyons justes.

Kérensky exhortait l’armée à faire son devoir. Il parlait d’honneur, de discipline, de soumission aux chefs. Il parlait de l’avance nécessaire et de la victoire. Il parlait selon le rite créé par les révolutions : en s’y conformant, son éloquence devait trouver le chemin des cœurs et des esprits du « peuple révolutionnaire ». Parfois, fort de son ascendant sur la foule, il lui jetait quelque phrase hardie, quelque parole frappante qui s’envolait par le monde : ses fameux « esclaves en révolte», ou ses « tyranneaux révolutionnaires… »

Vaines paroles !

Tandis que la Russie était en feu, il criait au fléau : « Éteins-toi ! » au lieu d’y répandre l’eau à pleins seaux.

Les paroles ne pouvaient combattre les faits, les poèmes héroïques se substituer à l’austère prose de la vie. En remplaçant la Patrie par la Liberté et par la Révolution, on ne définissait pas plus clairement les buts de la guerre. On bafouait sans cesse la « discipline d’autrefois », les « généraux du tsar » ; on rappelait le knout, les coups de bâton, l’ « ancienne servitude du soldat » ou le « sang soi-disant versé inutilement » Tout cela ne faisait qu’élargir l’abîme entre les soldats et les officiers. La propagande passionnée en faveur de la « nouvelle discipline révolutionnaire, discipline de fer, discipline consciente », c’est-à-dire fondée sur « la déclaration des droits du soldat » — discipline de réunions publiques, d’agitation politique, abolissant l’autorité des chefs — cette propagande ne pouvait se concilier avec les appels à la victoire. Kérensky se laissait impressionner par l’atmosphère d’enthousiasme qui l’enveloppait, atmosphère surchauffée, atmosphère artificielle de théâtre et de meeting ; il était entouré de camarades de parti, dressant autour de lui un mur infranchissable ; au ministère, au cours de ses tournées, au milieu de cas auxiliaires, des délégués ou des députés que lui adressaient les Soviets ou les comités, il voyait l’armée à travers les théories et les doctrines politiques. Il ne voulut ou ne sut jamais se tremper dans la réalité, étudier de près la vie de l’armée, ses tourments, ses souffrances, ses aspirations, ses fautes, connaître enfin la vérité, la matière vivante, les paroles sincères. Ces problèmes mesquins touchant les mœurs et la structure de l’armée — arides au premier coup d’œil mais passionnants à l’investigation — n’ont jamais fait le sujet de ses discours. On n’y trouvait que l’apologie de la révolution et la condamnation de quelques altérations du reste causées par la révolution elle-même dans la conception de la défense nationale.

La masse des soldats, avide de spectacles et de scènes sentimentales, écoutait son chef et ses appels à l’abnégation — lui et