Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/29

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organisation ; ni la technique arriérée de notre armée, les imperfections du corps des officiers, l’ignorance des soldats, les vices de la caserne. Je connais le nombre de désertions et d’insoumissions, dont, d’ailleurs, nos classes cultivées se sont rendues peut-être plus coupables que le peuple obscur. Cependant, ce ne sont pas ces graves maladies de l’organisme de l’armée qui ont attiré plus tard l’attention particulière de la démocratie révolutionnaire. Elle ne savait et ne pouvait rien faire pour guérir ces maux et, d’ailleurs, elle ne les combattit point. Quoi qu’il en soit, je ne connais aucun côté faible de la vie de l’armée qu’ils eussent guéri ou dont, du moins, ils se fussent sérieusement et pratiquement préoccupés. Le fameux « affranchissement » de la personnalité du soldat ? Abstraction faite de toutes les exagérations qu’on rattache à cette idée, on peut dire que le fait même de la révolution a produit un certain changement dans les rapports entre les officiers et les soldats et, dans des conditions normales, cet « affranchissement » promettait de devenir la source d’une grande force morale et ne devait par creuser un abîme béant. Mais la démocratie révolutionnaire envenima la plaie. Elle frappait implacablement l’essence même du régime militaire, ses fondements éternels et immuables qui n’avaient pas encore été ébranlés : la discipline, l’unité de commandement et le caractère apolitique de l’armée. Tout cela existait, et tout cela disparut. Cependant, la chute de l’ancien pouvoir semblait avoir ouvert de vastes horizons nouveaux permettant d’assainir l’armée populaire russe et de la relever au point de vue moral, hiérarchique et technique.

Tel peuple, telle armée. Quoi qu’il soit, l’ancienne armée russe, atteinte de tous les vices du peuple russe, possédait, en même temps, dans son immense majorité, toutes ses qualités et surtout son extraordinaire force de résistance aux horreurs de la guerre ; elle s’est battue sans murmurer pendant trois ans ; elle marchait souvent, les mains vides, contre la technique meurtrière, supérieurement développée, de l’ennemi ; faisant preuve d’une haute vaillance, d’un haut esprit de sacrifice et expiant au prix de son sang abondamment répandu[1] les fautes du pouvoir suprême, du gouvernement, du peuple et les siennes propres.

Nos alliés n’ont pas le droit d’oublier un seul instant qu’au milieu de janvier 1917, cette armée retenait sur ses fronts 187 divisions ennemies, c’est-à-dire 49 % de toutes les forces de l’adversaire agissant sur les fronts européens et asiatiques.

L’ancienne armée russe était encore assez forte pour continuer la guerre et remporter la victoire.

  1. Le député français M. Louis Martin, évalue comme suit les pertes des armées rien qu’en tués (en millions d’hommes), la Russie : 2,5 ; l’Allemagne : 2 ; l’Autriche : 1,5 ; la France : 1,4 ; l’Angleterre : 0,8 ; l’Italie : 0,6, etc.

    La part de la Russie dans le martyrologe de toutes les armées alliées atteint les 40 % du chiffre total.