Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/309

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surtout la cause dans une trahison — celle des officiers il va sans dire ; personne ne parlait de sa propre lâcheté. Après la honte, ce fut la crainte. Les soldats sentaient s’exercer une autorité : ils se tinrent cois et attendirent les événements. Enfin, l’arrêt de toute opération stratégique sérieuse produisit une détente qui se marqua par une certaine apathie et passivité.

Dans la vie de l’armée russe, ce fut le deuxième moment (le premier date du début de mars) où, si l’on avait su en profiter, la révolution russe aurait pu prendre une direction nouvelle.

Celui qui retrouva le premier son assurance, ce fut M. Kérensky. La terreur qui l’avait abasourdi, qui l’avait affolé, s’était dissipée : c’est elle qui lui avait dicté ses premières prescriptions sévères. Mais il craignait le Soviet ; il appréhendait de perdre son influence sur la démocratie révolutionnaire ; il était mécontent du ton tranchant, insultant, des communiqués de Kornilov (il voyait surgir le spectre de la dictature), tous ces sentiments pesaient sur sa volonté. Les propositions de lois militaires — ces lois qui devaient rendre aux chefs leur autorité, à l’armée sa puissance — s’enlisèrent dans les chancelleries, sombrèrent dans le gouffre des rancunes, des méfiances et des antipathies.

La démocratie révolutionnaire opposa de nouveau une résistance opiniâtre aux tendances de Kornilov ; elle y voyait un attentat à la liberté et une menace pour sa propre existence. Les comités de troupes — dont, il fallait, pour réorganiser l’armée, limiter les compétences — adoptèrent la même attitude. La ligne de conduite nouvelle, dans ces milieux-là, était jugée nettement contre-révolutionnaire.

Et, bientôt, la grande masse des soldats se rendit compte de la situation : elle comprit que les « paroles terribles » n’étaient que des mots, la peine de mort qu’un épouvantail. En effet, la force réelle qui aurait pu les empêcher d’agir à leur fantaisie n’existait pas.

Et la crainte se dissipa.

L’orage n’avait pas éclaté ; l’atmosphère était toujours aussi lourde ; et de nouveaux nuages s’amoncelaient, prêts à s’entrechoquer avec un fracas formidable.