Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/32

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quait un certain malaise, c’était plutôt la conviction, répandue dans le peuple, que le tsar était malheureux…

Le général Michel Vassilievitch Alexéiev devint le commandant effectif des forces armées de Russie. Dans l’histoire militaire de la Russie et parmi le chaos russe, la personnalité du général Alexéiev tient une place si considérable qu’on ne peut en quelques mots en retracer la portée. Il faudrait pour cela une étude historique spéciale sur la vie de cet homme, dont l’œuvre militaire et politique a été jugée de façon la plus différente — tant en bien qu’en mal —, mais qui n’a jamais donné aucune raison de douter de ce que « son calvaire a été illuminé d’une probité cristalline et d’un amour ardent pour la Patrie, la grande Patrie bafouée… »[1].

Sans être toujours assez ferme dans la réalisation de ce qu’il exigeait, Alexéiev, lorsqu’il s’agit d’assurer l’indépendance du Grand Quartier Général vis-à-vis de toutes les influences étrangères, fit preuve à un rare degré d’un courage civique qui faisait totalement défaut aux personnages haut placés de l’ancien régime, cramponnés avidement à leur pouvoir.

Un jour, après un dîner officiel à Mohilev, l’impératrice, se promenant dans le jardin, prit le bras d’Alexéiev et mit la conversation sur Raspoutine.

Un peu émue, elle cherchait à persuader à Alexéiev que son attitude à l’égard de Raspoutine était injuste, que « le moine était un homme merveilleux, un saint », qu’on le calomniait, qu’il était fidèlement attaché à la famille impériale et, surtout, que sa visite au Grand Quartier porterait bonheur à l’armée…

Alexéiev répondit sèchement que la question, pour lui, était jugée depuis longtemps, et que si Raspoutine se montrait au Quartier Général, lui, Alexéiev, quitterait immédiatement son poste de chef de l’état-major.

— C’est votre dernier mot ?

— Certainement.

L’impératrice rompit brusquement l’entretien et s’en alla sans prendre congé d’Alexéiev.

Cette entrevue, de l’aveu du général, ne manqua pas de modifier au pis l’attitude de l’empereur à son égard. Contrairement à l’opinion établie, cette attitude, qui extérieurement, ne laissait rien à désirer, n’était en réalité empreinte ni d’intimité, ni d’amitié, ni même d’une absolue confiance.

L’empereur n’aimait personne, hormis peut-être son fils. Là était la tragédie de son existence d’homme et de chef d’État.

À maintes reprises, lorsque M.-V. Alexéiev, inquiet du mécontentement croissant du peuple contre le régime et le trône, cherchait à sortir des limites d’un rapport militaire et à donner à l’empereur une idée juste des événements, chaque fois qu’il abordait la ques-

  1. Extrait d’un ordre du jour de l’Armée Volontaire.