Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/351

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la raison et à la conscience avec le sentiment d’être la voix qui parle dans le désert ? » J’en avais déjà fait l’expérience, inutilement, et cela ne m’avait laissé qu’une amère déception. Pourtant il faut recommencer sans cesse : la pensée, la parole, l’influence morale auront toujours le pouvoir de pousser les hommes à l’héroïsme ; mais comment faire s’il faut que le soc de fer de la charrue retourne la glèbe dont le chardon a recouvert la surface desséchée… Et que pouvais-je dire aux officiers qui attendaient, dans l’inquiétude et dans l’affliction, la fin de l’agonie continue, impitoyable et lente de notre malheureuse armée ? Je ne pouvais leur dire qu’une chose : « Si le gouvernement ne change pas radicalement sa politique — l’armée est perdue. »

Le 7 août, je reçus l’ordre de faire partir pour le Nord la division des Caucasiens, celle qu’on appelait la « Sauvage », le 12. Le troisième corps de cavalerie de réserve, puis le régiment de choc de Kornilov. La destination de ces troupes ne m’était pas indiquée, selon la coutume. La direction qu’elle prenait correspondait au front Nord très menacé à l’époque et… à Pétrograd. J’avais présenté le général Krymov, qui était à la tête du troisième corps de cavalerie, pour le poste de commandant de la 2ème armée. Le Grand Quartier Général avait consenti à cette nomination, mais exigé l’arrivée immédiate du général à Mohilev : on désirait le charger d’une mission particulière. Krymov, en passant, s’arrêta à Berditchev. Il n’avait pas encore de renseignements précis sur sa mission, ou, du moins, il n’en disait rien, mais nous étions persuadés tous deux qu’il s’agissait de ce revirement que nous attendions dans la politique militaire. Krymov était gai, plein d’assurance et de confiance en l’avenir. Comme auparavant, il estimait qu’on ne sauverait la situation que par l’écrasement des Soviets.

Peu de temps après je fus informé, officiellement, qu’une armée spéciale (de Pétrograd) était en formation. On me demanda de désigner un officier de l’état-major général pour le poste de général quartier-maître de cette armée.

Enfin, aux environs du 20 août, la situation se précisa. Un officier arriva à Berditchev et me remit une lettre de la main de Kornilov : le général me demandait de recevoir le rapport verbal que me ferait l’officier. Celui-ci me fit savoir ce qui suit :

— À la fin du mois d’août, il y aura, à Pétrograd, un soulèvement bolcheviste ; les renseignements sont péremptoires. Pour cette date, le troisième corps de cavalerie sera transféré dans la capitale ([1]). Il sera commandé par Krymov qui réprimera l’insurrection et en finira du même coup avec les Soviets ([2]). L’état de

  1. Le troisième corps de cavalerie avait été mandé à Pétrograd par le Gouvernement Provisoire.
  2. Voici ce qui ressort de l’enquête : Savinkov, administrateur du Ministère de la Guerre, et son chef de cabinet, le colonel Baranovsky, envoyé en mission au Grand Quartier Général par Kérensky, estimaient que, vraisemblablement, outre les bolcheviks, le Soviet des députés ouvriers et soldats se soulèverait aussi (sous l’influence du programme Kornilov). Il aurait fallu, dans ce cas, écraser impitoyablement l’insurrection. (Procès verbal. Déposition de Kornilov. Appendice XIII.)