frapper personne — mais elle exige qu’on vous conduise à pied jusqu’à la gare ; impossible de rien garantir !
Je répondis :
— Marchons !
J’ôtai ma casquette et fis le signe de la croix : « Dieu nous bénisse »
La foule délirait. Nous avançâmes tous les sept — entourés d’une poignée d’élèves-officiers commandés par Betling qui se tenait à mon côté, le sabre nu à la main — par l’étroit corridor, au milieu d’une marée humaine qui nous pressait de toutes parts. Kostitsyne ouvrait la marche avec une quinzaine de délégués que la garnison avait chargés de nous escorter. La nuit tombait. De temps en temps, le rayon d’un projecteur placé sur une auto blindée coupait les ténèbres où la foule affolée s’agitait. Elle croissait sans cesse et roulait autour de nous en avalanche. L’air retentissait de hurlements assourdissants, de cris frénétiques, de jurons orduriers. Parfois, la voix puissante mais angoissée de Betling couvrait la tempête :
— Camarades, vous avez donné votre parole !… Camarades, vous avez donné votre parole !…
Les braves élèves-officiers, écrasés de tous côtés, opposaient leurs poitrines au flot humain tentant de briser leur mince cordon qui nous entourait. Dans les mares qu’avait formées la pluie de la veille, les soldats puisaient des poignées de boue qu’ils nous jetaient. Nous avions le visage, les yeux, les oreilles plâtrés d’une fange nauséabonde et gluante. Les cailloux volaient. Le général Orlov — un pauvre infirme — eut le visage déchiré. Erdély fut frappé. Moi aussi, dans le dos et à la tête.
Tout en marchant, nous échangions de brèves réflexions. Je dis à Markov :
— Mon cher professeur, c’est la fin, n’est-ce pas ?
— C’est probable !…
La foule ne voulut pas qu’on allât directement à la gare. Il fallut faire cinq verstes par les rues principales de la ville. La cohue était invraisemblable. À tous les balcons, les curieux s’entassaient ; les femmes agitaient leurs mouchoirs. Là-haut, des voix gutturales braillaient joyeusement :
— Vive la liberté !
La gare était inondée de lumière. Une autre multitude nous y attendait, plusieurs milliers d’hommes. Les deux foules se confondirent en une mer bouillonnante, mugissante. On nous la fit traverser — péniblement. Partout regards haineux, une grêle d’abominables jurons. Enfin, voici le train. Un officier — le fils d’Elsner — sanglote, abattu par une crise de nerfs ; il crie à la foule de vaines menaces ; son ordonnance l’entoure de soins, le calme, lui enlève son revolver. Deux dames sont là, glacées de peur : la mère et la femme de Kletsando, qui sont venues lui dire adieu… Nous attendons