Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/44

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fussent jointes à Pétrograd presque sans résistance. En dehors de Pétrograd, partout où, à quelques exceptions près, on ignora l’horreur des collisions sanglantes et les débordements de la foule enivrée, le changement de régime fut accueilli avec une satisfaction encore plus grande, voire avec enthousiasme. Tel fut le sentiment non seulement de la démocratie révolutionnaire, mais aussi de la démocratie tout court, de la bourgeoisie, des fonctionnaires et des militaires. Une animation sans exemple, le peuple rassemblé en foule, des visages et des discours excités, la joie de se sentir affranchi du marasme qui avait lourdement pesé sur tout le monde ; les espoirs radieux pour l’avenir de la Russie et, enfin, flottant dans l’air, reproduit dans les discours, dans les images, dans les récits, dans la musique et dans les chants, ce mot exaltant, pur encore de souillure, de sang et de vulgarité :

Liberté !

« Cette révolution est unique dans son genre », — écrivait le prince Eugène Troubetzkoï. Il y eut des révolutions bourgeoises et des révolutions prolétariennes, mais une révolution nationale dans une acception aussi large du mot que dans le cas de la présente révolution russe, il n’y en a pas encore eu dans le monde. Tous ont pris part à cette révolution, tous l’ont faite : le prolétariat et l’armée, la bourgeoisie et même la noblesse… bref, toutes les forces sociales vivantes du pays… Pourvu que cette union dure… »

Ces mots traduisent les espoirs et les inquiétudes des classes cultivées de Russie, mais ils ne traduisent pas la triste réalité russe. Et les émeutes sanglantes d’Helsingfors, de Cronstadt, de Reval, le sort tragique de l’amiral Nepenine et d’un grand nombre d’officiers, servirent de premier avertissement aux optimistes.

* * *


Les victimes des premières journées de la révolution à Pétrograd n’avaient pas été nombreuses : le recensement de l’Union panrusse des villes porte le nombre total de tués et de blessés à Pétrograd à 1.443 dont 869 militaires (60 officiers). Bien entendu, beaucoup de blessés n’ont pas été recensés.

Cependant, la situation de la capitale, sortie de son assiette ordinaire, bondée de matières inflammables et d’hommes armés, demeurait, longtemps encore, incertaine et tendue.

Plus tard, j’ai entendu dire par des membres de la Douma et du gouvernement que la balance penchait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre et qu’ils avaient tout le temps l’impression d’être assis sur un baril de poudre prêt, à tout moment, à exploser et à les détruire tous, ainsi que l’édifice de l’État qu’ils étaient en train de construire.

Le vice-président du Soviet, Skobelev, déclara aux journalistes : « Je dois avouer que lorsque, au commencement de la révolution,