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CHAPITRE PREMIER

Les fondements de l’ancienne armée :
la religion, le tsar et la patrie.


L’inéluctable processus historique, qui aboutit à la révolution de mars, a amené l’effondrement de l’État russe. Cependant, si même les philosophes, les historiens et les sociologues, qui étudiaient le cours de la vie russe, avaient pu prévoir les bouleversements futurs, personne ne s’attendait à ce que la poussée spontanée des masses balayât si facilement et si rapidement toutes les assises sur lesquelles cette vie reposait : le pouvoir suprême et les classes dirigeantes qui s’écartèrent sans combat ; la classe intellectuelle, douée, mais faible, manquant de volonté déracinée qui, au début, en pleine lutte implacable, ne prêta qu’une résistance verbale et qui, ensuite, courba docilement le cou sous le couteau des vainqueurs ; enfin la puissante armée, forte de son grand passé historique et de ses dix millions d’hommes, et qui s’effondra en quelque trois ou quatre mois.

Ce dernier événement n’était pas, d’ailleurs, tout à fait inattendu : on en avait eu un terrible avertissement dans l’épilogue de la guerre de Mandchourie et les événements qui le suivirent à Moscou, à Cronstadt, à Sébastopol… Après avoir passé 15 jours à Kharbine, à la fin de novembre 1905, et après avoir pendant 31 jours parcouru la grande voie transsibérienne (décembre 1905), traversant toute une série de « républiques », depuis Kharbine jusqu’à Pétersbourg, je m’étais fait une idée très nette de ce que l’on pouvait attendre de la soldatesque effrénée, affranchie de tout élément modérateur. Et les meetings, résolutions, soviets et autres manifestations de la sédition militaire se sont reproduits en 1917 avec une précision photographique, mais avec beaucoup plus de force et sur une échelle beaucoup plus vaste.

Il convient de noter que la possibilité d’une dégénérescence psychologique aussi rapide n’a pas été exclusivement propre à la seule armée russe. Il est certain que la fatigue de trois années de guerre y joua un rôle considérable, et atteignit, dans une mesure plus ou moins grande, toutes les armées du monde, les rendant plus accessibles aux influences démoralisantes des doctrines socialistes extrémistes. En automne 1918, les corps d’armée allemands qui occupaient le Don et l’Ukraine, se trouvèrent décomposés en huit jours de temps et refirent en quelque sorte toutes les étapes historiques que nous avions déjà parcourues : meetings, soviets, comités, destitution des officiers