Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/63

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vostok ; elles étaient, en outre, tels des préceptes appris par cœur, préconisées par tous les démagogues locaux de l’armée, par tous les délégués qui avaient inondé le front, sous couvert d’un cachet d’immunité délivré par le Soviet.

* * *


Peu à peu la masse des soldats commençait à s’agiter. Le mouvement s’ébaucha parmi les unités de l’arrière, toujours plus démoralisées que celles du front, — parmi les éléments militaires à moitié cultivés : employés de bureau, infirmiers, dans les services techniques. Dans la deuxième moitié de mars lorsque dans nos troupes on notait à peine une certaine recrudescence d’infractions à la discipline, le général commandant de la 4ème armée, dans son Quartier général, s’attendait d’une heure à l’autre à être arrêté par des bandes désordonnées d’auxiliaires…

Enfin, on nous envoya le texte du nouveau serment de service fidèle à l’État Russe ». L’idée du pouvoir suprême était exprimée comme suit :

«… Je m’engage à obéir au Gouvernement Provisoire se trouvant actuellement à la tête de l’État Russe, jusqu’à ce que la volonté du peuple se soit manifestée par l’intermédiaire de l’Assemblée Constituante… »

Les troupes prêtèrent serment dans le plus grand calme, mais cette cérémonie ne répondit pas aux espoirs optimistes des chefs : elle ne releva point le moral et ne tranquillisa pas les esprits en ébullition. Je ne peux rapporter que deux épisodes significatifs. Le commandant d’un des corps d’armée au front de Roumanie mourut de la rupture d’un anévrisme au cours de la cérémonie. Le comte Keller refusa de faire prêter serment à son corps, déclarant ne comprendre ni la nature ni les bases juridiques du pouvoir suprême du Gouvernement Provisoire ([1]) ; ni comment on pouvait jurer obéissance à Lvov, Kérensky et telles autres personnes, qui pouvaient être révoquées ou quitter leurs postes… Après de longues tribulations judiciaires, le général protestaire démissionna sans avoir consenti, Repnine moderne, à s’affubler du masque qu’on lui imposait…

Le nouveau serment était-il vraiment un masque ? Je crois que pour bien des personnes, qui ne considéraient pas le serment comme une simple formalité — et il n’y avait pas que des monarchistes pour penser ainsi — c’était, quoi qu’il en fût, un grand drame intérieur, péniblement supporté ; c’était un lourd sacrifice fait pour le salut de la Patrie et le maintien de l’armée…

Au milieu de mars, je fus appelé à une conférence auprès du

  1. Le 2 mars, à la foule demandant qui avait élu le Gouvernement Provisoire, Milioukov répondit « Nous avons été élus par la révolution russe ».