Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/70

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Les officiers subalternes, quelque peu déroutés et oppressés, se sentaient comme des parents pauvres de la révolution et ne savaient trouver le ton qui convenait vis-à-vis de leurs hommes. Quant aux milieux supérieurs, surtout ceux des États-majors, on voyait déjà apparaître le type nouveau de l’opportuniste, tant soit peu démagogue, qui savait toucher les cordes sensibles du Soviet et de la nouvelle classe dirigeante — les ouvriers et les soldats, — et qui cherchait, en flattant les instincts de la foule, à se rapprocher d’elle, à lui devenir indispensable, profitant du temps trouble de la révolution pour se préparer des possibilités illimitées de carrière militaire et sociale.

Il convient de reconnaître, cependant, que les milieux militaires, malgré toutes les expériences destructrices qui furent tentées à leur égard, ont fait preuve, sous ce rapport, d’une santé morale suffisante pour ne pas donner libre cours à ces tendances. Les personnalités de ce genre, telles que les jeunes aides du Ministre de la Guerre Kérensky, ainsi que les généraux Broussilov, Tchérémissov, Bontch-Brouévitch, Verkhovsky, l’amiral Maximov, etc., ne purent ni accroître leur influence, ni consolider leur situation.

Enfin, les citoyens pétersbourgeois — dans l’acception la plus large de ce mot — n’avaient nullement le cœur en joie. La première ardeur passée, on éprouvait un certain sentiment d’angoisse et d’insécurité.

Je ne peux passer sous silence un phénomène très répandu de la vie de Pétrograd à cette époque. On avait cessé d’être soi-même. Beaucoup de gens semblaient jouer un rôle appris par cœur sur la scène de la vie rénovée par le souffle de la révolution. À commencer par les séances du Gouvernement Provisoire, où, comme on m’a dit, la présence de « l’otage de la démocratie », Kérensky, empêchait l’échange des opinions d’être d’une sincérité absolue… Des considérations de tactique, de parti, de carrière, la prudence, l’instinct de conservation, la psychose, que sais-je, quels autres sentiments bons ou mauvais, obligeaient les gens à mettre des œillères et à se poser en apologistes ou, du moins, en spectateurs impassibles des « conquêtes de la révolution » — des conquêtes dont il se dégageait manifestement une odeur de mort et de pourriture.

Il en résultait l’emphase mensongère des discours interminables dans les meetings. Il en résultait ces contradictions étranges de prime abord telles que le prince Lvov déclarant de la tribune « Le processus de la grande révolution n’est pas encore terminé, mais chaque jour que nous vivons fortifie la confiance dans les forces créatrices inépuisables du peuple russe, dans son esprit d’État, dans la grandeur de son âme…. » Et ce même prince Lvov, se plaignant amèrement au cours d’un entretien avec Alexéiev, des conditions intenables créées au travail du Gouvernement Provisoire par la démagogie croissante au sein du Soviet et dans le pays.