Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/9

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dans le cadre de ce livre. Je constate cependant ce fait indubitable que les jeunes gens qui entraient dans les rangs de l’armée, étaient assez indifférents aux questions de la religion et de l’Église. La caserne, en arrachant les hommes à leur train de vie ordinaire, à leur ambiance relativement équilibrée et stable, avec ses croyances et ses superstitions, n’y substituait aucune éducation spirituelle et morale. Cette question y tenait une place tout à fait secondaire, effacée par des soucis et des exigences d’ordre purement matériel, utilitaire. Le régime de caserne, où toutes choses — morale chrétienne, causeries religieuses, exécution des rites — avaient un caractère officiel, obligatoire, souvent coercitif, ne pouvait créer l’État d’esprit indispensable. Les chefs militaires savent combien il était difficile, par exemple, de résoudre la question de la fréquentation régulière de l’église.

La guerre introduisit dans la vie morale des militaires deux éléments nouveaux : d’une part, une recrudescence de brutalité et de cruauté et, d’autre part, un sentiment religieux plus profond, semblait-il, engendré par le danger de mort constant. Ces deux antipodes existaient simultanément, car ils partaient l’un et l’autre de principes purement matériels.

Je ne veux pas accuser en bloc le clergé militaire orthodoxe. Beaucoup de ses représentants se sont distingués par des actes de haute valeur, de courage et de dévouement. Mais il faut reconnaître que le clergé n’a pas su susciter un élan religieux parmi les troupes. Ce n’était évidemment pas sa faute, puisque la guerre mondiale, dans laquelle la Russie avait été entraînée, avait des causes politiques et économiques très complexes sans qu’il y ait la moindre place pour l’extase religieuse. Quoi qu’il en soit, le clergé n’a pas su établir une liaison solide avec les troupes.

Si les officiers ont longtemps continué à lutter pour leur autorité de chefs militaires, la voix des prêtres s’était tue dès les premiers jours de la révolution, et ils ne prirent plus dès lors aucune part à la vie de l’armée.

Je me rappelle involontairement un épisode qui caractérise d’une façon frappante l’état d’esprit des milieux militaires à l’époque en question. Un des régiments de la 4e division des tirailleurs avait construit, avec beaucoup de soin, de zèle et d’amour, une église de campagne près des positions. Voici que surviennent les premières semaines de la révolution. Un lieutenant démagogue décide que sa compagnie est mal placée et qu’une église n’est qu’un préjugé. Il y loge donc sa compagnie et fait creuser une… fosse à destination spéciale à l’emplacement du maître-autel.

Je ne suis pas étonné de ce qu’il se soit trouvé dans le régiment un officier aussi vil et que le commandement, terrorisé, se soit tu. Mais comment se fait-il que deux ou trois mille Russes orthodoxes, élevés dans l’esprit mystique du culte, soient restés indifférents en présence de ce sacrilège ?