Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/95

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généralement adoptée, ce fut la lutte entre la bourgeoisie et la démocratie ; il serait, cependant, plus exact de l’appeler la lutte entre la démocratie bourgeoise et la démocratie socialiste. Les deux partis puisaient leurs forces directrices à la même source : le petit nombre d’intellectuels russes, et différaient entre eux moins par leurs particularités de classe, de corporation et de fortune que par leur idéologie politique et leurs méthodes d’action. Ni l’un, ni l’autre de ces partis ne traduisait suffisamment l’état d’esprit des masses populaires au nom desquelles ils parlaient et qui, au commencement, représentant le public, applaudissaient les acteurs sachant toucher leurs cordes les plus sensibles, mais non les plus idéales. Ce n’est qu’après cette préparation psychologique que le peuple et, en particulier, l’armée, auparavant inertes, se transformèrent « en une masse en ébullition, fondue par la révolution… possédant une force de pression immense que l’organisme tout entier de l’État a ressentie… ([1]) » Refuser de reconnaître cette action réciproque, c’est nier, selon la doctrine de Tolstoï, toute influence des meneurs sur la vie des peuples. Or, cette doctrine a été radicalement démentie par le bolchevisme qui soumit pour longtemps à son pouvoir la masse populaire, cependant étrangère et hostile.

Le résultat de cette lutte fut, dès les premières semaines de l’existence du nouveau pouvoir, ce phénomène que, plus tard, vers la mi-juillet, le Comité de la Douma d’Empire définit dans sa déclaration adressée au gouvernement comme « l’usurpation par des organisations irresponsables des prérogatives du pouvoir d’État, la dualité du pouvoir au centre et l’absence de tout pouvoir dans le pays ».

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Le pouvoir du Soviet était, lui aussi, très précaire.

Malgré une série de crises ministérielles et, par conséquent, la possibilité de s’emparer du pouvoir sans partage ni opposition ([2]), la démocratie révolutionnaire se refusait catégoriquement à assumer ce rôle, comprenant fort bien que, pour conduire le pays, elle ne possédait ni assez de force, de connaissances et de savoir, ni un appui suffisant dans le pays même.

Par la bouche d’un de ses chefs, Tsérételli, elle disait : « Le moment n’est pas encore venu de réaliser les buts finaux du prolétariat, les buts de classe… Nous avons compris que ce qui se passe est une révolution bourgeoise… Et n’ayant pas la possibilité de réaliser pleinement nos radieux idéals… nous n’avons pas voulu encourir la responsabilité de l’échec du mouvement au cas où nous aurions fait une tentative désespérée d’imposer aux événements notre volonté à l’heure actuelle ». Ils préféraient, « à l’aide d’un

  1. Paroles de Kérensky.
  2. Dans ce sens que le Gouvernement Provisoire ne s’y opposait nullement.