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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/117

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le retour au pays

jamais le besoin de passer ensemble quelques unes de ces bonnes heures où l’on se rappelle le passé, où l’on se croit encore dans la maison paternelle, où l’on redevient pour ainsi dire enfant au souvenir des jours heureux de sa jeunesse…

Eh bien ! je ne crois pas cela. L’homme, au moins celui qui a le cœur à la bonne place, éprouve le besoin d’aimer. L’amour lui est nécessaire comme l’eau au poisson, comme l’espace à l’oiseau, comme l’air aux plantes. Celui qui n’aime pas, qui ne pardonne pas, qui n’oublie pas les offenses, celui qui sait vivre dans l’abondance alors que son frère courbe la tête sous le poids des misères humaines, celui qui laisse pousser l’herbe entre sa demeure et la demeure de ceux qui lui sont unis par les liens du sang, celui-là ne doit pas se dire chrétien… J’éprouve pour lui moins d’estime que pour les Cosaques !…

Et ce n’est pas peu dire !…

Nous n’avions pas fait deux lieues, que la joie, le courage et la gaité m’étaient revenus.

Anselme, plus gai encore que moi, sifflait tous les airs joyeux qui lui passaient par la tête.

Notre guide riait de tout cœur de notre ivresse dont il modérait cependant les transports. Il trouvait que les gambades ne nous faisaient guère avancer et que la prudence nous conseillait de faire le moins de bruit possible.

Tout en marchant, je fis une remarque dont l’effet fut de nous rendre plus heureux encore. Bien souvent nous traversions des sentiers bordés des deux côtés de magnifiques champs de blé mûr. Une nourriture abondante et un excellent abri en cas d’alerte !…

Vers trois heures du matin, nous entendîmes au loin le hennissement d’un cheval. Notre guide prêta l’oreille, nous fit entrer dans un champ de blé et nous ordonna, toujours par signes, de nous coucher dans un sillon et surtout de rester immobiles et silencieux.

Quatre cosaques dont la silhouette se profile nettement sur le ciel gris, passent dans le sentier qui divise en deux le champ où nous sommes cachés. L’un d’eux chante, d’une voix très-sonore, une romance russe. C’est, ma foi, un excellent baryton. Les petits chevaux secouant leur longue crinière, hument bruyamment l’air humide de la nuit. Tout cela est très beau et nous voudrions applaudir.

Le Polonais est derrière nous, les mains sur nos épaules, nous forçant à baisser la tête.

Peu à peu le bruit de la chevauchée se dissipe, nos ennemis sont loin. Un instant de patience encore, et puis, en route !

Ce fut notre dernière alerte.

Le lendemain, rien de particulier. Puis, le jour suivant, nous étions en route de grand matin. Le soleil se leva sur un ciel sans nuages, brillant, radieux… Au loin retentissait le chant joyeux des moissonneurs qui avaient quitté leurs demeures rustiques avant l’apparition de l’astre du jour. De nombreuses bandes de moineaux passaient au-dessus de nos têtes, nous saluant de leurs piaillements criards.

Ils vont à la maraude, me dit Anselme, mais je les aime mieux que ces noirs brigands de corbeaux qui sont venus si souvent voltiger autour de nous en croassant leur chant de mort.