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LA MORT D’UN BRAVE

Jamais je n’oublierai cette scène. M. le Curé venait de quitter la maison ; il avait administré au mourant les secours de la Religion et il était parti après avoir prié son vieil ami de penser à lui, là-haut, dans l’autre patrie.

Le vieux soldat continua à s’entretenir avec nous pendant quelques instants encore, souriant aux plus jeunes et les caressant de sa main tremblante que le froid de la mort commençait à raidir. Puis, sa voix devint plus faible et son regard plus vague. Tout-à-coup, s’appuyant des deux mains sur les bras de son fauteuil, il voulut se lever, mais ses forces le trahirent. « Vive l’Empereur ! » s’écria-t-il. Ce furent ses dernières paroles.

Napoléon a immolé des milliers et des milliers de soldats sur les champs de bataille où son ambition insatiable conduisit ses armées sans cesse renouvelées. Le plus souvent il ne donnait aux vaillants guerriers qu’il entraînait à sa suite, pour prix d’une bravoure héroïque et d’une constance à toute épreuve, que privations et souffrances. Et cependant, ses soldats l’aimaient. C’est qu’il trouvait, dans les moments les plus critiques, de ces mots qui électrisent les masses et arrêtent le mécontentement prêt à éclater. Plusieurs de ses proclamations sont de véritables chefs-d’œuvre.

Mais, je suis en train d’imiter les vieux soldats de l’empire : je cause, je cause, et je fais une introduction qui menace de prendre les proportions d’un livre.

Je disais donc que grand-père m’appela auprès de lui quelques jours avant sa mort. Il m’avait nommé son exécuteur testamentaire, et, pour me payer de mes peines, il me remit son carnet de voyage et ses papiers.

Vous le voyez, aimables lectrices et chers lecteurs, si je n’ai pas fait partie de la grande armée, si je n’ai pas été en Russie, je puis au moins dire que je possède des notes écrites à Moscou même par un témoin oculaire.

Et ces notes ne sont pas sans valeur. Plus d’un brillant équipage s’est arrêté devant la porte du soldat-laboureur ; plus d’un grand écrivain a écouté pendant des heures et des heures les récits du vieux guerrier, et j’ai trouvé parmi ses papiers plus d’une lettre que je n’échangerais pas contre un billet de banque. Je ne citerai que deux noms illustres : Thiers, l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire et le vaillant Lamoricière ont profité de l’hospitalité humble mais cordiale que grand-père offrait à tous ceux qui venaient lui parler du passé.

Chers Lecteurs et Lectrices, j’écris pour vous amuser et non pour vous instruire, ou plutôt, je vais laisser la parole au grand-père, qui n’aimait pas les expressions savantes. Pour compléter son récit, je profiterai de mes entretiens avec les vaillants compagnons d’armes de Napoléon, qui ont bien voulu me prendre pour confident. Je puiserai aussi, pour les détails purement historiques, du chapitre suivant surtout, dans les œuvres du Comte de Ségur, d’Alfred Assolant, de Capefigue et d’autres écrivains. Je ne cherche pas à me faire un nom, je n’ai nullement la prétention de passer pour un savant. Si vous rencontrez dans mon récit quelques pages bien écrites, je vous autorise à dire qu’elles ne sont pas de moi. Tout ce que je vous demande, c’est de tenir compte de ma bonne volonté.

Et maintenant, en route pour le pays des Cosaques !… Ceux et celles qui ont peur des engelures, sont priés de ne pas nous accompagner.