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WILNA

Tous les jours quelques détachements parcouraient les environs de la ville et pillaient les rares maisons que l’ennemi avait laissées debout. Au retour, les pourvoyeurs partageaient le butin avec ceux qui n’avaient pu prendre part à l’expédition.

Nous logions, quelques hommes de mon escadron et une vingtaine de fantassins, dans une vieille auberge en ruines. Un soir, après avoir fureté vainement dans tous les coins pour découvrir quelque chose à me mettre sous la dent, je soupai tristement : un morceau de biscuit, gros comme mes deux doigts, arrosé d’un verre d’eau saumâtre ! Ces enragés de Russes n’oubliaient rien ! Avant de s’en aller, ils mettaient le feu à leurs habitations ou du moins, si le temps leur manquait pour accomplir cette œuvre de dévastation, ils coupaient les cordes des puits et jetaient toutes sortes d’immondices dans les citernes. Mon cœur se soulève encore de dégoût, rien que d’y songer.

Tout cela, cependant, n’était que le commencement de notre martyre. Nous étions nombreux encore, nous comptions sur la victoire, nous avions toujours nos bonnes capotes, nos chauds manteaux et nos chaussures aux épaisses semelles. Puis, nous pensions que dans quelques heures, au retour des maraudeurs, nous ferions peut-être un bon repas.

L’espoir fait vivre. Je pris patience et pour passer le temps j’allai me promener dans les rues dévastées de Wilna.

La ville est vieille, puisqu’elle a été fondée en 1320. Son Université date de 1580 et elle possède, dans sa cathédrale, un cercueil en argent qui pèse plus de trois mille livres. Pour le moment, je ne songeais pas à tout cela. Ces maisons à moitié démolies, ces églises brûlées, ces soldats affamés qui s’efforçaient en vain de montrer la gaîté des premiers jours, m’empêchaient de m’occuper d’autre chose que de ma misère.

Je rentrai bien vite.

Les maraudeurs étaient revenus. La chasse avait été maigre ; on nous donna une bouchée de pain noir, une pincée de farine d’orge et un peu de légumes. Le beau repas qu’on pouvait se préparer avec ces riches provisions ! Pour des estomacs affamés, il y avait tout juste de quoi tromper sa faim et se donner des forces pour de nouvelles tortures.

L’heure de la retraite étant arrivée, nous nous étendîmes l’un à côté de l’autre sur les dalles froides et humides de l’hôtellerie inhospitalière. Il me restait un peu d’argent que j’eusse échangé volontiers contre une boîte de paille, un morceau de pain et un verre d’eau claire.

Je finis cependant par m’endormir, pour m’éveiller une heure après, transi de froid et en proie à une faim atroce.

À la lueur vacillante d’une petite lampe fumeuse, je vis un soldat d’infanterie, couché en face de moi, mangeant avec mille précautions, en gourmet égoïste qui craint d’être surpris, une grosse tranche de lard étendue sur un énorme morceau de pain.

L’eau me vint à la bouche, et j’eus comme un éblouissement.

Me levant vivement, et mettant quelques pièces de monnaie sur ma main étendue, je m’approchai de l’homme aux provisions.

Lui, me voyant venir, cacha bien vite ses trésors et fit semblant de dormir.

Ceux qui n’ont jamais eu faim ne sauraient se faire une idée de ce que je souffris en ce moment. Je fus d’abord tenté de me jeter sur l’heureux soldat et de lui arracher de force ce qu’il allait probablement me refuser.