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Deuxième Partie

I

VAINCUS !

CE qui m’arriva depuis le jour où nous quittâmes Moscou, jusqu’au moment où je revis mon village natal, m’apparait parfois comme un rêve affreux, comme un cauchemar créé par mon imagination.

Tout cela est-il bien réel ?

Oui, j’ai eu faim, j’ai eu froid, j’ai eu les pieds meurtris par d’interminables marches, j’ai été traqué comme une bête fauve, j’ai été battu, maltraité cruellement…

Mais, si j’ai de la peine à croire mes propres souvenirs, moi qui ai vu, moi qui ai souffert, que dira le lecteur, souvent si incrédule, toujours disposé à mettre en doute ce qui sort de l’ordinaire ?

Beaucoup de mes compagnons d’armes, plus savants que moi, ont écrit l’histoire de Napoléon ou leurs propres mémoires. Comment parlent-ils de la campagne de Russie et surtout de la désastreuse retraite de Moscou ? N’ont-ils pas écrit des choses qui font frémir ?

Je le répète, j’ai lu un nombre considérable de ces relations, et, loin d’y trouver de l’exagération, je suis d’avis qu’elles n’en disent pas assez.

Il est très facile, après tout, de nier et de critiquer ! Pourquoi faire tant de cas des explorateurs qui visitent les contrées lointaines ? Plus d’un blagueur fait le tour du monde sans quitter le coin de son feu, plus d’un vantard raconte ses exploits imaginaires, et on les croit, on les admire !

Mais les soldats, criblés de blessures, échappés par miracle au poison des Espagnols, au poignard des Italiens, aux balles des Russes, à la lance des Cosaques, au froid mortel d’un hiver exceptionnellement rigoureux, comment les traitent certains individus qui ne sont jamais allés assez loin pour perdre de vue le clocher de leur village ?

Ils les appellent de vieux radoteurs !

Eh bien ! n’en déplaise aux guerriers en pantoufles et aux explorateurs en robe de chambre, je vais raconter ce que j’ai vu et souffert pendant cette désastreuse campagne de Russie.

J’ai dit plus haut que Napoléon, après avoir assisté à l’incendie de Moscou, ordonna la retraite. Je dois ajouter que les officiers supérieurs seuls connaissaient ce détail. Les autres croyaient encore qu’ils marchaient sur St Petersbourg.

Ce n’est que le 24 octobre, après la prise et l’incendie de Malo-Jaroslawitz, que cessa notre illusion. Le lendemain de cette journée, qui nous coûta quelque milliers de nos meilleurs soldats, Napoléon faillit être pris par les cosaques de Platof. Depuis lors il ne marcha plus qu’au milieu de sa garde et protégé par une escorte formidable.

Misère !… Nous venons de reconnaitre Mojaïsk, nous allons passer par