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Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/84

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— Elle est bien simple.

— Tu la raconteras d’autant plus facilement et ton récit nous empêchera de nous ennuyer.

— Il est certain que les occasions de s’amuser sont rares dans ce pauvre pays… Des cosaques mal élevés, des chemins où un acrobate se casserait le cou, des bancs de neige, des trous, des ravins et surtout des cadavres qui semblent te dire : « Pourquoi aller plus loin ? » Je te demande si c’est bien encourageant !

— Raison de plus pour chercher à nous distraire.

— Eh bien ! je commence.

Après avoir expédié en une minute son repas sommaire, le caporal me raconta à peu près ce qui suit :

« Comme tu le sais, je suis né à Paris, où mon père avait un magasin de meubles. Jusqu’à l’âge de neuf ans, je ne connus de la vie que la joie et les plaisirs. Mes bons parents, dont j’étais l’unique enfant, ne vivaient que pour moi et je mettais le comble à leur bonheur en me montrant digne de leur affection et en faisant de grands progrès à l’école.

« La révolution vint détruire notre joie présente et nos rêves pour l’avenir.

« Mon père était un des royalistes les plus dévoués qu’on eût trouvé dans tout Paris. Comment se fait-il qu’on ne l’ait pas arrêté, lui qui s’exposait tous les jours aux plus grands dangers ?

« À force de supplications, ma mère parvint enfin à l’entraîner loin de la capitale, au fond de la Bretagne, où elle avait un frère, meunier et cultivateur, royaliste ardent comme mon père et prêt comme lui à verser son sang pour Dieu et pour la Patrie.

« Inutile de dire que je partis avec mes parents. Au bout de quelques semaines on n’eût plus reconnu en moi l’enfant de Paris, ce gamin joyeux et inimitable, dont parlent et parleront toujours tous les romanciers français. J’étais devenu un vrai campagnard, travaillant aux champs, portant à manger aux ouvriers, ou faisant avec Médor, le vaillant gardien de la ferme, de longues promenades aux environs du village.

« La Bretagne est une des plus belles contrées de la France, malgré son aspect un peu sauvage, l’immensité de ses landes et la solitude de ses grèves. Je passai là les plus beaux jours de ma vie, étudiant, travaillant, me perdant parfois au milieu des forêts remplies de houx grands comme des chênes.

« Un soir que nous causions au coin du feu, en attendant mon oncle qui était allé à la ville, un de ses ouvriers entra brusquement et nous dit qu’on se battait à deux ou trois lieues de là.

« La Rochejaquelain appelait à lui tous les royalistes et combattait vaillamment à leur tête les soldats de la République.

« On distribuait des copies d’une chanson assez mal rimée, que je me rappelle encore parfaitement aujourd’hui. Il est vrai que je l’entendis chanter des centaines de fois pendant cette guerre sanglante, pendant cette guerre plus terrible que toutes les autres, parce que des deux côtés les combattants étaient des Français.

« Cette chanson a été composée par un paysan breton ou vendéen, peu lettré, mais bon chrétien et vaillant soldat. Le manuscrit fut trouvé dans le portefeuille du général Charette et certains républicains peu sérieux