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V

PRISONNIERS

UN grand tas de bois a été allumé au milieu de l’aire. Trente, quarante, cinquante soldats — on ne saurait les compter, tellement ils se serrent les uns contre les autres — sont accroupis autour du feu, dont la fumée monte en tourbillons épais vers le toit de la grange.

Horreur ! Parmi ceux qui se chauffent il en est qui sont assis sur des cadavres ! Nous voyons un malheureux qui rend le dernier soupir ; il tombe dans le foyer. Un soldat, ou plutôt un spectre en haillons, qui se tenait derrière lui, attendant sa place, le saisit par le milieu du corps, le tire un peu en arrière et se sert du cadavre de son camarade comme d’un siège moins dur et surtout moins froid que la terre nue.

Voyant l’impossibilité absolue de nous emparer d’une place près du feu, nous chauffons le mieux possible nos mains glacées, en allongeant les bras par-dessus la tête de ceux qui forment un cercle autour du brasier. Il ne faisait pas absolument chaud dans cette grange, mais nous n’y sentions pas les âpres morsures du vent du nord et la neige cessait de nous aveugler. C’était presque du bien-être.

Notre estomac attendait sans doute ce moment pour nous rappeler que nous n’avions pas pensé à lui depuis la veille. Il me restait un peu de lard et je songeais à en griller une petite partie en me servant de mon bâton en guise de broche, mais la vue de deux malheureux qui se battaient à grands coups de poing pour une pomme de terre à moitié cuite, me fit renoncer à ce dessein téméraire. Nous nous contentâmes, mon ami et moi, d’une mince tranche de lard cru et d’une bouchée de pain dur comme du bois, car il était nécessaire de ménager nos provisions, la misère atroce de nos compagnons d’infortune nous le prouvait. Cependant, plus nos souffrances étaient grandes, et plus ardent devenait mon désir de rejoindre l’armée, et, à sa suite, de revoir ma patrie.

Je proposai au caporal de continuer notre voyage.

— Impossible, dit-il, je ne saurais me traîner plus loin sans avoir pansé mes blessures et fait un petit somme.

En effet, le pauvre garçon tombait de fatigue et de sommeil. Je sacrifiai ce qui me restait de linge et de charpie pour laver ses plaies et les mettre