Page:Des Érables - La guerre de Russie, aventures d'un soldat de la Grande Armée, c1896.djvu/98

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

VII

AGONIE

DE temps en temps je regardais en arrière afin de voir si je ne rencontrerais pas, parmi mes compagnons d’infortune, quelques figures de connaissance. Tous marchaient tête baissée, les mains sous les aisselles, grelottants, hâves, découragés. Parfois un pauvre prisonnier à bout de forces se laissait tomber et refusait de se relever, malgré les coups et les menaces de nos féroces conducteurs. Un coup de lance le délivrait de l’existence.

Combien en ai-je vu mourir ainsi ! Il fallait si peu de chose pour tuer tous ces malheureux qui n’avaient plus de sang dans les veines et dont la plupart, à jeun depuis plus de vingt-quatre heures au moment où ils furent arrêtés, n’avaient pas reçu depuis assez de nourriture pour réparer leurs forces épuisées.

Singulier contraste, cruelle ironie du sort, nos conducteurs, ou pour mieux dire nos bourreaux, ne manquaient de rien. Hommes et chevaux étaient frais et robustes ; ces derniers hennissaient de contentement et secouaient gaîment leurs longues crinières, pendant que leurs maîtres sifflaient des airs joyeux et, pour insulter à notre misère, nous montraient du doigt en riant aux éclats.

Je me retournais peut-être pour la centième fois, et j’allais me décider à tenter tout seul l’évasion, lorsque, ô bonheur ! je vis le caporal qui se faufilait à travers les rangs pour me rejoindre. Ce fut une grande joie pour nous, car peine partagée est plus légère à porter.

— Tu regardes trop souvent du côté de la forêt, me dit mon ami à voix basse ; on finira par deviner tes intentions.

— En tout cas, tu les as devinées, toi, répondis-je en lui serrant la main. Je n’ai nulle envie de me rendre en Sibérie ; à la première occasion je me jette dans la forêt… Te crois-tu assez sort pour me suivre ?

— Je suis capable de tout ! Maintenant que ces voleurs m’ont débarrassé de mes bagages, je saurai courir comme un lièvre.

— Alors, c’est bien décidé ; là-bas, près de ces buissons où la route change de direction nous décampons au plus vite.

Nous arrivons à l’endroit convenu ; aucun de nos conducteurs ne nous voit. Je pousse le caporal du coude :