Page:Descartes - Œuvres, éd. Adam et Tannery, XII.djvu/365

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distincte, une idée qui ne présente rien d’opaque, et soit toute transparente. La seule et vraie réalité est ainsi celle de nos pensées ; et toute la vérité de nos jugements est la conformité de ceux-ci avec des idées, parfaitement connues, puisqu’elles sont claires et distinctes, et non avec de prétendues choses, forcément inconnues par quelque endroit, à moins qu’on ne les réduise entièrement à des idées, auquel cas ce ne sont plus des choses, mais uniquement des idées. Poussé dans ses derniers retranchements, Descartes en vient là, et sa doctrine apparaît par moments comme un pur idéalisme[1].

Mais telle qu’il la présente au public dans ses Méditations, elle est toute préoccupée de réalité, et mal dégagée de ce problème de l’existence, sorte de poids mort qui l’alourdit. En pouvait-il être autrement ? Il n’osait pas, sans doute par un scrupule théologique, ne point parler de l’existence de Dieu, de l’existence de l’âme, de l’existence des choses matérielles. Et lui-même avait trop insisté sur ce doute hyperbolique, qui menaçait de tout détruire, pour ne pas se croire obligé en conscience de rétablir précisément ce qu’il avait mis en question, l’existence, et toute existence. Enfin le bon sens de la race répugnait peut-être à ces rêveries aventureuses, qui, pourtant, deux ou trois siècles après, apparaîtront comme une philosophie assez raisonnable, tant on y sera accoutumé. Un spirituel philosophe de nos jours a laissé échapper cette boutade : « Descartes disait, Je pense, donc je suis ; on dit aujourd’hui couramment, Je pense, donc je ne suis pas[2]. » Sans aller jusque-là, on peut soutenir cependant que Je suis n’est pas nécessaire à dire après Je pense, et présente bien des inconvénients et des dangers. Ou il n’ajoute rien, en effet, au Je pense : cela va sans dire que je suis ; pourquoi répéter ainsi deux fois la même chose ? Ou bien il ajoute quelque

  1. Tome IX, p. 207-209.
  2. Ernest Bersot, Rapport sur l’École normale supérieure, séance du 29 juin 1878, présidée par le Ministre de l’Instruction publique, A. Bardoux. (Br. in-8, Versailles, impr. Cerf, p. 16.)