Page:Descartes - Œuvres philosophiques (éd. Desrez), 1838.djvu/321

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incomparablement plus évidente, et telle qu’encore qu’il ne fût point nous aurions raison de conclure qu’elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est, nous remarquerons qu’il est manifeste, par une lumière qui est naturellement en nos âmes, que le néant n’a aucunes qualités ni propriétés qui lui soient affectées, et qu’où nous en apercevons quelques-unes il se doit trouver nécessairement une chose ou substance dont elles dépendent. Cette même lumière nous montre aussi que nous connaissons d’autant mieux une chose ou substance, que nous remarquons en elle davantage de propriétés ; or, il est certain que nous en remarquons beaucoup plus en notre pensée qu’en aucune autre chose, d’autant qu’il n’y a rien qui nous excite à connaître quoi que ce soit, qui ne nous porte encore plus certainement à connaître notre pensée. Par exemple, si je me persuade qu’il y a une terre à cause que je la touche ou que je la vois : de cela même, par une raison encore plus forte, je dois être persuadé que ma pensée est ou existe, à cause qu’il se peut faire que je pense toucher la terre, encore qu’il n’y ait peut-être aucune terre au monde ; et qu’il n’est pas possible que moi, c’est-à-dire mon âme, ne soit rien pendant qu’elle a cette pensée ; nous pouvons conclure le même de toutes les autres choses qui nous viennent en la pensée, à savoir, que nous, qui les pensons, existons, encore qu’elles soient peut-être fausses ou qu’elles n’aient aucune existence. (30)

12. D’où vient que tout le monde ne la connaît pas en cette façon.

Ceux qui n’ont pas philosophé par ordre ont eu d’autres opinions sur ce sujet, parce qu’ils n’ont jamais distingué assez soigneusement leur âme, ou ce qui pense, d’avec le corps, ou ce qui est étendu en longueur, largeur et profondeur. Car, encore qu’ils ne fassent point difficulté de croire qu’ils étaient dans le monde, et qu’ils en eussent une assurance plus grande que d’aucune autre chose, néanmoins, comme ils n’ont pas pris garde que par eux, lorsqu’il était question d’une certitude métaphysique, ils devaient entendre seulement leur pensée, et qu’au contraire ils ont mieux aimé croire que c’était leur corps qu’ils voyaient de leurs yeux qu’ils touchaient de leurs mains, et auquel ils attribuaient mal à propos la faculté de sentir, ils n’ont pas connu distinctement la nature de leur âme.

13. En quel sens on peut dire que si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d’aucune autre chose.

Mais lorsque la pensée, qui se connaît soi-même en cette façon, nonobstant qu’elle persiste encore à douter des autres choses, use de circonspection pour tâcher d’étendre sa connaissance plus avant, elle trouve en soi premièrement les idées de plusieurs choses ; et pendant qu’elle les contemple simplement, et qu’elle n’assure pas qu’il y ait rien hors de soi qui soit semblable à ces idées, et qu’aussi elle ne le nie pas, elle est hors de danger de se méprendre. Elle rencontre aussi quelques notions communes dont elle compose des démonstrations qui la persuadent si absolument qu’elle ne saurait douter de leur vérité pendant qu’elle s’y applique. Par exemple, elle a en soi les idées des nombres et des figures ; elle a aussi entre ses communes notions que, « si on ajoute des quantités égales à d’autres quantités égales, les touts seront égaux », et beaucoup d’autres aussi évidentes que celle-ci, par lesquelles il est aisé de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, etc. Tant qu’elle aperçoit ces notions et l’ordre dont elle a déduit cette conclusion ou d’autres semblables elle est très assurée de leur vérité : mais, comme elle ne saurait y penser toujours avec tant d’attention lorsqu’il arrive qu’elle se souvient de quelque (31) conclusion sans prendre garde à l’ordre dont elle peut être démontrée, et que cependant elle pense que l’Auteur de son être aurait pu la créer de telle nature qu’elle se méprît en tout ce qui lui semble très évident elle voit bien qu’elle a un juste sujet de se défier de la vérité de tout ce qu’elle n’aperçoit pas distinctement, et qu’elle ne saurait avoir aucune science certaine jusques à ce qu’elle ait connu celui qui l’a créée.

14. Qu’on peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui.

Lorsque par après, elle fait une revue sur les diverses idées ou notions qui sont en soi, et qu’elle y trouve celle d’un être tout-connaissant, tout-puissant et extrêmement parfait, elle juge facilement, par ce qu’elle aperçoit en cette idée, que Dieu, qui est cet être tout parfait, est ou existe : car encore qu’elle ait des idées distinctes de plusieurs autres choses, elle n’y remarque rien qui l’assure de l’existence de leur objet ; au lieu qu’elle aperçoit en celle-ci, non pas seulement comme dans les autres, une existence possible, mais une absolument nécessaire et éternelle. Et comme de ce qu’elle voit qu’il est nécessairement compris dans l’idée qu’elle a du triangle que ses trois angles soient égaux à deux droits elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux droits ; de même, de cela seul qu’elle aperçoit que l’existence nécessaire et éternelle est