Page:Descartes - Œuvres philosophiques (éd. Desrez), 1838.djvu/326

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de les composer avec tant d’artifice ; de même on doit nous attribuer quelque chose de plus, de ce que nous choisissons ce qui est vrai, lorsque nous le distinguons d’avec le faux, par une détermination de notre volonté, que si nous y étions déterminés et contraints par un principe étranger. (41)

38. Que nos erreurs sont des défauts de notre façon d’agir, mais non point de notre nature ; et que les fautes des sujets peuvent souvent être attribuées aux autres maîtres, mais non point à Dieu.

Il est bien vrai que toutes les fois que nous faillons, il y a du défaut en notre façon d’agir ou en l’usage de notre liberté ; mais il n’y a point pour cela de défaut en notre nature, à cause qu’elle est toujours la même quoique nos jugements soient vrais ou faux. Et quand Dieu aurait pu nous donner une connaissance si grande que nous n’eussions jamais été sujets à faillir, nous n’avons aucun droit pour cela de nous plaindre de lui ; car encore que parmi nous celui qui a pu empêcher un mal et ne l’a pas empêché en soit blâmé et jugé comme coupable, il n’en est pas de même à l’égard de Dieu, d’autant que le pouvoir que les hommes ont les uns sur les autres est institué afin qu’ils empêchent de mal faire ceux qui leur sont inférieurs, et que la toute-puissance que Dieu a sur l’univers est très absolue et très libre. C’est pourquoi nous devons le remercier des biens qu’il nous a faits, et non point nous plaindre de ce qu’il ne nous a pas avantagés de ceux que nous connaissons qui nous manquent et qu’il aurait peut-être pu nous départir.

39. Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.

Au reste il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne le pas donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a créés employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien. Or, ce que nous apercevions distinctement, et dont nous ne pouvions douter pendant une suspension si générale, est aussi certain qu’aucune autre chose que nous puissions jamais connaître.(42)

40. Que nous savons aussi très certainement que Dieu a préordonné toutes choses.

Mais, à cause que ce que nous avons depuis connu de Dieu nous assure que sa puissance est si grande que nous ferions un crime de penser que nous eussions jamais été capables de faire aucune chose qu’il ne l’eût auparavant ordonnée, nous pourrions aisément nous embarrasser en des difficultés très grandes si nous entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses ordonnances, et si nous tâchions de comprendre, c’est-à-dire d’embrasser et comme limiter avec notre entendement, toute l’étendue de notre libre arbitre et l’ordre de la Providence éternelle.

41. Comment on peut accorder notre libre arbitre avec la préordination divine.

Au lieu que nous n’aurons point du tout de peine à nous en délivrer, si nous remarquons que notre pensée est finie, et que la toute-puissance de Dieu, par laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est ou qui peut être, mais il l’a aussi voulu, est infinie. Ce qui fait que nous avons bien assez d’intelligence pour connaître clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu ; mais que nous n’en avons pas assez pour comprendre tellement son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les actions des hommes entièrement libres et indéterminées ; et que d’autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l’indifférence qui est en nous, qu’il n’y a rien que nous connaissions plus clairement ; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire. Car nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons intérieurement et que nous savons par expérience être en nous, parce que nous ne comprenons pas une autre chose que nous savons être incompréhensible de sa nature.

42. Comment, encore que nous ne voulions jamais faillir, c’est néanmoins par notre volonté que nous faillons.

Mais, parce que nous savons que l’erreur dépend de notre volonté, et que personne n’a la volonté de se tromper, on s’étonnera peut-être qu’il y ait de l’erreur en nos jugements. Mais il faut remarquer qu’il y a bien (43) de la différence entre vouloir être trompé et vouloir donner son consentement à des opinions qui sont cause que nous nous trompons quelquefois. Car encore qu’il n’y ait personne qui veuille expressément se méprendre, il ne s’en trouve presque pas un qui ne veuille donner son consentement à des choses qu’il ne connaît pas distinctement : et même il arrive souvent que c’est le désir de connaître la vérité qui fait que ceux qui ne savent pas l’ordre qu’il faut tenir pour la rechercher manquent de la trouver et se trompent, à cause qu’il les incite à précipiter leurs jugements, et à prendre des choses