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Page:Descartes - Œuvres philosophiques (éd. Desrez), 1838.djvu/333

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de même lorsque quelqu’un nous dit qu’il voit de la couleur dans un corps, ou qu’il sent de la douleur en quelqu’un de ses membres ; comme s’il nous disait qu’il voit ou qu’il sent quelque chose, mais qu’il ignore entièrement quelle est la nature de cette chose, ou bien qu’il n’a pas une connaissance distincte de ce qu’il voit et de ce qu’il sent. Car encore que, lorsqu’il n’examine pas ses pensées avec attention, il se persuade peut-être qu’il en a quelque connaissance, à cause qu’il suppose que la couleur qu’il croit voir dans l’objet a de la ressemblance avec le sentiment qu’il éprouve en soi, néanmoins, s’il fait réflexion sur ce qui lui est représenté par la couleur ou par la douleur, en tant qu’elles existent dans un corps coloré ou bien dans une partie blessée, il trouvera sans doute qu’il n’en a pas de connaissance. (57)

69. Qu’on connaît tout autrement les grandeurs, les figures, etc., que les couleurs, les douleurs, etc.

Principalement, s’il considère qu’il connaît bien d’une autre façon ce que c’est que la grandeur dans le corps qu’il aperçoit, ou la figure, ou le mouvement, au moins celui qui se fait d’un lieu en un autre (car les philosophes, en feignant d’autres mouvements que celui-ci, n’ont pas connu si facilement sa vraie nature), ou la situation des parties, ou la durée, ou le nombre, et les autres propriétés que nous apercevons clairement en tous les corps comme il a été déjà remarqué, que non pas ce que c’est que la couleur dans le même corps, ou la douleur, l’odeur, le goût, la saveur et tout ce que j’ai dit devoir être attribué au sens. Car encore que voyant un corps nous ne soyons pas moins assurés de son existence par la couleur que nous apercevons à son occasion que par la figure qui le termine, toutefois il est certain que nous connaissons tout autrement en lui cette propriété qui est cause que nous disons qu’il est figuré, que celle qui fait qu’il nous semble coloré.

70. Que nous pouvons juger en deux façons des choses sensibles, par l’une desquelles nous tombons en l’erreur, et par l’autre nous l’évitons.

Il est donc évident, lorsque nous disons à quelqu’un que nous apercevons des couleurs dans les objets, qu’il en est de même que si nous lui disions que nous apercevons en ces objets je ne sais quoi dont nous ignorons la nature, mais qui cause pourtant en nous un certain sentiment fort clair et manifeste qu’on nomme le sentiment des couleurs. Mais il y a bien de la différence en nos jugements. Car, tant que nous nous contentons de croire qu’il y a je ne sais quoi dans les objets (c’est-à-dire dans les choses telles qu’elles soient) qui cause en nous ces pensées confuses qu’on nomme sentiments, tant s’en faut que nous nous méprenions, qu’au contraire nous évitons la surprise qui nous pourrait faire méprendre, à cause que nous ne nous emportons pas sitôt à juger témérairement d’une chose que nous remarquons ne pas bien connaître. Mais lorsque nous croyons apercevoir une certaine couleur dans un objet, bien que nous n’ayons aucune connaissance distincte (58) de ce que nous appelons d’un tel nom, et que notre raison ne nous fasse apercevoir aucune ressemblance entre la couleur que nous supposons être en cet objet et celle qui est en notre sens ; néanmoins, parce que nous ne prenons pas garde à cela, et que nous remarquons en ces mêmes objets plusieurs propriétés, comme la grandeur, la figure, le nombre, etc.. qui existent en eux de même sorte que nos sens ou plutôt notre entendement nous les fait apercevoir, nous nous laissons persuader aisément que ce qu’on nomme couleur dans un objet est quelque chose qui existe en cet objet, qui ressemble entièrement à la douleur qui est en notre pensée ; et ensuite nous pensons apercevoir clairement en cette chose ce que nous n’apercevons en aucune façon appartenir à sa nature.

71. Que la première et principale cause de nos erreurs sont les préjugés de notre enfance.

C’est ainsi que nous avons reçu la plupart de nos erreurs. A savoir, pendant les premières années de notre vie, que notre âme était si étroitement liée au corps, qu’elle ne s’appliquait à autre chose qu’à ce qui causait en lui quelques impressions, elle ne considérait pas encore si ces impressions étaient causées par des choses qui existassent hors de soi, mais seulement elle sentait de la douleur lorsque le corps en était offensé ou du plaisir lorsqu’il en recevait de l’utilité, ou bien, si elles étaient si légères que le corps n’en reçût point de commodité, ni aussi d’incommodité qui fût importante à sa conservation, elle avait des sentiments tels que sont ceux qu’on nomme goût, odeur, son, chaleur, froid, lumière, couleur, et autres semblables, qui véritablement ne nous représentent rien qui existe hors de notre pensée, mais qui sont divers selon les diversités qui se rencontrent dans les mouvements qui passent de tous les endroits de notre corps jusques à l’endroit du cerveau auquel elle est étroitement jointe et unie. Elle apercevait aussi des grandeurs, des figures et des mouvements qu’elle ne prenait pas pour des sentiments, mais pour des choses ou des propriétés de certaines choses qui lui semblaient exister ou du moins pouvoir exister hors