Page:Descartes - Œuvres philosophiques (éd. Desrez), 1838.djvu/335

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aucune chose si distinctement que nous séparions entièrement ce que nous concevons d’avec les paroles qui avaient été choisies pour l’exprimer. Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses ; ce qui est cause qu’ils donnent bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point, et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir entendus autrefois, ou parce qu’il leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification, et qu’ils l’ont apprise par même moyen. Et, bien que ce ne soit pas ici l’endroit où je dois traiter de cette matière, à cause que je n’ai pas enseigné quelle est la nature du corps humain et que je n’ai pas même encore prouvé qu’il y ait au monde aucun corps, il me semble néanmoins que ce que j’en ait dit nous pourra servir à discerner celles de nos conceptions qui sont claires et distinctes d’avec celles où il y a de la confusion et qui nous sont inconnues.

75. Abrégé de tout ce qu’on doit observer pour bien philosopher.

C’est pourquoi, si nous désirons vaquer sérieusement à l’étude de la philosophie et à la recherche de toutes les vérités que nous sommes capables de connaître, nous nous délivrerons en premier lieu de nos préjugés, et ferons état de rejeter toutes les opinions que nous avons autrefois reçues en notre créance, jusques à ce que nous les ayons derechef examinées ; nous ferons ensuite une revue sur les notions qui sont en nous, et ne recevrons pour vraies que celles qui se présenteront clairement et distinctement à notre entendement. Par ce moyen, nous connaîtrons premièrement que nous sommes, en tant que notre nature est de penser, et qu’il y a un Dieu duquel nous dépendons ; et après avoir considéré ses attributs nous pourrons rechercher la vérité de toutes les autres choses, parce qu’il en est la cause. Outre les notions que nous avons de Dieu et de notre pensée, nous trouverons aussi en nous la connaissance de beaucoup de propositions qui sont perpétuellement vraies, comme par exemple, que le néant ne peut être l’auteur de quoi que ce soit, etc. Nous y trouverons l’idée d’une nature corporelle ou étendue, qui peut être mue, divisée, etc., et des sentiments qui causent en nous certaines dispositions, comme la douleur, les couleurs (62) etc. ; et comparant ce que nous venons d’apprendre en examinant ces choses par ordre, avec ce que nous en pensions avant que de les avoir ainsi examinées, nous nous accoutumerons à former des conceptions claires et distinctes sur tout ce que nous sommes capables de connaître. C’est en ce peu de préceptes que je pense avoir compris tous les principes plus généraux et plus importants de la connaissance humaine.

76. Que nous devons préférer l’autorité divine à nos raisonnements, et ne rien croire de ce qui n’est pas révélé que nous ne le connaissions fort clairement.

Surtout, nous tiendrons pour règle infaillible que ce que Dieu a révélé est incomparablement plus certain que le reste, afin que, si quelque étincelle de raison semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part ; mais pour ce qui est des vérités dont la théologie ne se mêle point, il n’y aurait pas d’apparence qu’un homme qui veut être philosophe reçût pour vrai ce qu’il n’a point connu être tel, et qu’il aimât mieux se fier à ses sens, c’est-à-dire aux jugements inconsidérés de son enfance, qu’à sa raison, lorsqu’il est en état de la bien conduire.