Page:Deschamps, Émile - Œuvres complètes, t4, 1873.djvu/295

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rHAGMENTS DIVERS. 285 II. UN SYBARITE. Il n’y a pas encore cinq ans fleurissait à Paris (cela peut se dire sans poésie, à cause des bourgeons écarlates dont son nez était composé), fleurissait donc à Paris, un vieux milord anf/luis, comme disent plusieurs citoyens fort honorables, afin peut-être d’éviter toute confusion avec les milords espagnols ou allemands. Ce seigneur respectable en était arrivé, à force de ri- chesses, de luxe et de jouissances, à n’avoir plus aucun plaisir ni désir; ses organes étaient devenus inertes comme sa pensée, et toute sensation était supprimée sur toute l’étendue de sa personne, comme toute émo- tion dans son espèce de cœur... Je me trompe: la gour- mandise, le plus grossier et le plus facile des péchés capitaux, avait survécu longtemps en lui à l’anéantis-, sèment de ses autres facultés physiques et intellec- tuelles, et si, depuis quelques mois, son palais blasé ne percevait plus la saveur des aliments que son estomac ne pouvait plus digérer; si tout ce que ses cuisiniers inventaient de suave et d’aérien n’était que cendre dans sa bouche et que braise brûlante dans ses intestins; si, enfin, il ne pouvait plus ma^iger... son odorat conser- vait encore quelque ressouvenir des festins passés, quelque intelligence des bonnes choses; les parois de son nez, complètement insensibles aux parfums des fleurs, se dilataient et se délectaient encore à l’odeuv violente de certains fromages, et surtout aux émana- tions de la marée crue; en sorte que ce brave Anglais, quand j’ai eu l’avantage de le rencontrer, ne vivait que par la concupiscence de son nez, qui elle-même ne s’é- veillait plus que sur la croûte verdoyante d’un chesler un peu avancé, ou au milieu de raies et de morues d’un âge mûr. — Eh bien, il se cramponnait avec ardeur à cette dernière modification de l’existence végétative, et quand il n’avait pas de rhume de cerveau, il craignait