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MARIVAUX JOURNALISTE.

entre la forme et le fonds, entre la pensée et l’expression qui la recouvre. Quiconque ne pense pas comme les autres, est bien obligé de n’écrire point comme les autres. Par là, il s’expose à paraître singulier. On est obligé d’inventer un style à son propre usage, dès que les locutions de la langue commune ne suffisent pas à rendre certaines nuances, que l’on voudrait noter. Les observations de Marivaux sur ce sujet ne manquent pas de justesse.

S’il tenait en France, dit-il, une génération d’hommes qui eût encore plus de finesse d’esprit qu’on n’en a jamais eu en France et ailleurs, il faudrait de nouveaux mots, de nouveaux signes pour exprimer les nouvelles idées dont cette génération serait capable. Les mots que nous avons ne suffiraient pas, quand même les idées qu’ils exprimeraient auraient quelque ressemblance avec les nouvelles idées qu’on aurait acquises ; il s’agirait quelquefois d’un degré de plus de fureur, de passion, d’amour, ou de méchanceté, qu’on apercevrait dans l’homme ; et ce degré de plus, aperçu tout nouvellement, demanderait un signe, un mot propre, pour fixer l’idée qu’on aurait acquise.

Et, venant au fait qui le préoccupe, il ajoute :

Vous accusez un auteur d’avoir un style précieux. Qu’est-ce que cela signifie ? Que voulez-vous dire avec votre style ? Je vois d’ici un jeune homme d’esprit, qui compose, et qui, de peur de mériter le même reproche, ne va faire que des phrases. Il craindra de penser finement ; car, s’il pensait ainsi, il serait obligé d’employer des mots qu’il soupçonne devoir vous paraître précieux…. Son style peut-être bien n’est accusé d’être mauvais, précieux, guindé, recherché, que parce que les pensées qu’il exprime sont extrêmement fines, et ont dû se former d’une liaison d’idées singulières, lesquelles idées ont dû à leur tour être exprimées par le rapprochement de mots et de signes qu’on a rarement vus aller ensemble.

Par moments, en lisant ces feuilles volantes, on croirait parcourir quelques feuillets détachés des