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Page:Desrosiers - Dans le nid d’aiglons, la colombe, 1963.djvu/148

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dans le nid d’aiglons, la colombe

domaine de la Congrégation de Notre-Dame pour le prolongement de la rue Saint-Laurent jusqu’au port. C’est ainsi que disparurent tous les vestiges d’un passé qui avait de la grandeur et de la sainteté. Seule, une pâle plaque, coulée dans un faux bronze rappelle l’accumulation des souvenirs en ces lieux où le va-et-vient et le stationnement des voitures semblent une profanation. Tristesse.

Quand, en 1822, on ouvrit la tombe de Jeanne Le Ber, on n’y découvrit qu’une poussière blanche, impondérable que le vent emporta avant qu’on la recueille.

Ainsi, dans la mort, Jeanne Le Ber rejoindrait, en l’anonymat, un grand nombre de reclus et de recluses : on dressait sur leur tombe une croix de bois sur laquelle on n’inscrivait aucun nom. Dans le sentiment de leur néant, ils n’étaient rien, Dieu était tout. Humilité dont l’intensité effraie et après laquelle nous courons parfois si vainement.

La première génération canadienne sut la comprendre. Pendant un siècle ou deux, le souvenir de Jeanne Le Ber persista comme une odeur entêtante. Des pèlerins visitaient le reclusoir et la maison de Lorette au Canada. Cependant, le Nouveau-Monde n’était pas un continent favorable au reclusage ou à la contemplation : il fallait défricher, toujours ouvrir des paroisses, s’enfoncer dans l’inconnu des solitudes, exploiter une terre dont l’immensité invitait à tous les travaux. L’implantation des industries, l’ouverture des avenues de commerce, la mise en œuvre de l’agriculture créaient des tâches sans nombre. Ce fait explique que la contemplation, ouverte avec maîtrise, s’éteignit après la mort de Jeanne Le Ber. Elle ne revint au pays que deux siècles plus tard. Puis les ordres contemplatifs s’enracinèrent l’un après l’autre.