Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/121

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ment sur la neige. Et il faut surveiller partout. L’instinct puissant de la vie flambe dans certaines cervelles ; l’homme redevient une bête. De sinistres histoires de windigos hantent les imaginations enfiévrées, animent ces faces figées dans une expression de souffrance. Les voyageurs comprennent enfin ces récits de cannibalisme que les Indiens se racontent à l’oreille, l’abandon des vieillards, des infirmes, des malades.

Louison Turenne sait où sont les couteaux et les fusils. Il tient toute la colonne sous son regard aigu. Mais, à cette besogne, il s’épuise lui-même.

Au lac Prosper, il ne peut plus rien obtenir de ses compagnons. La bande s’arrête, totalement épuisée. L’air est dur comme de l’acier ; le froid, soixante au-dessous de zéro, semble avoir tué toute chose animée. De la neige, de la glace, des conifères, un paysage qui relève plutôt du monde minéral que du monde végétal.

Entassés dans l’unique tente, les engagés grelottent. Personne n’a le courage d’allumer le feu. Deux ou trois hommes se meurent visiblement.

Une somnolence étrange envahit à son tour Louison Turenne. Il songe à l’imprudence de cette avance dans la steppe, aux disparitions soudaines des troupeaux de cariboux, à l’accaparement des vivres, à toutes les manigances qui ont abouti à cette équipée.

Aberration étrange : dans ce pays inhumain où les hommes devraient s’unir et s’entraider pour combattre la famine, le froid, l’isolement, ils se divisent et ils se combattent ; ils emploient leur peu d’intelligence à se rendre mutuellement l’existence plus dure encore. Avec application, ils détruisent le peu de bonheur dont ils pourraient jouir. Les misères inévitables ne sont-elles pas assez grandes sans en ajouter de propos délibéré ?

Et toute cette folie parce qu’ils ont laissé prendre le commandement à des bêtes de proie comme Montour. Qui serait en repos à côté de ces insatiables ambitions ? Il faut être en garde contre toutes leurs paroles : sont-elles exactes ou

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