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Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/205

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vieillards courent vers le fort ; ils tombent, brusquement assommés par derrière. Ce sont des plaintes, des gémissements, des râles d’agonie. Dix minutes, puis tout est terminé. Le silence règne de nouveau plus profond.

Montour n’ose commander une sortie : les Sioux sont une centaine. Il arme les engagés et met le fort en état de défense. Au fond il n’a pas beaucoup de crainte, car ses hommes sont bien armés et les ennemis le savent.

Dans l’après-midi, les Sioux s’éloignent sous une pluie froide et lente de printemps. Montour en tête, les voyageurs sortent des palissades. Une abomination les attend. Aucun Saulteur n’a échappé : tous sont bien morts, froids déjà et rigides. Les chevelures ont été enlevées, les crânes sanglants sont fendus, les membres détachés du tronc. D’infâmes mutilations ont été pratiquées sur les cadavres.

Montour fait le tour du camp : personne ne manque à l’appel. Tous sont morts, bien morts, les enfants, les filles, les femmes, les hommes. Alors il donne l’ordre de creuser une grande fosse commune.

La pluie s’arrête. Sous bois, Turenne s’éloigne. Dans le ciel terne, un grand vent souffle maintenant du Sud. La neige qui fond s’étend sous le pied comme une pâte.

Dans son cœur assoiffé de tendresse et de douceur par ces trois années de cruauté et de haine, surgit soudain, née de la ressemblance du paysage et de l’heure, une chère vision. C’était un peu avant son départ. Il était avec elle, à la lisière de la forêt, aux confins de la paroisse. Tous deux, ils coupaient des branches de sapins pour le dimanche des Rameaux. Drue, grande et forte, elle portait avec allégresse les ramées odorantes.

Tout est si semblable : les nuages, la nuance du firmament, les bois, le vent. Il la revoit soudain avec une netteté hallucinante, venant vers lui de son pas ferme, sans hâte, comme une déesse. Elle s’approche avec son grand cœur de bonté et de vaillance, elle seule qui l’a jamais ému, elle seule qu’il a jamais aimée vraiment. Et la lumière de ses yeux verts luit

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