Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/56

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lacs ; les bisons, rendus fous, se roulent sur le sol des prairies lointaines ; impatientés, les chevaux se brûlent les sabots au feu des bivouacs en cherchant l’abri de la fumée. Seuls, les voyageurs stoïques n’ont aucun moyen de protection. Sans espoir, ils se couchent au milieu de cet essaim grouillant qui jaillit avec abondance des arbustes et des herbes.

Le lendemain, fiévreux comme des gens qui n’ont pas dormi, ils repartent. Ils renouent la chaîne des portages et des tourments sans fin. Devant les vieux voyageurs du Nord-Ouest, les mangeurs de porc n’osent se plaindre, crainte des quolibets ; mais, chaque jour, ils s’étonnent de l’étendue des misères qu’ils peuvent endurer. L’homme a-t-il tant de résistance ? pensent-ils. Hébétés, ils marchent dans une morne résignation, sans énergie, même pour l’impatience ; ou bien ils se ruent en avant, muets et lourds, dans une charge sans espoir. Au travers de la forêt, ils creusent leur chemin comme des sangliers.

Seul, Nicolas Montour couve son bonheur ; il est brigadier ; il a une embarcation sous ses ordres ; il commande un équipage. À l’arrière, Louison Turenne, avec son aviron de gouverne, puissant comme une tour, entendu aux réparations, capable s’il le faut de remplacer deux hommes dans les portages. Entre eux, trois milieux, gens rassis, bons travailleurs : pas de tête folle parmi eux, pas d’ivrogne. Et Montour leur inculque l’esprit de corps, l’unité, une sorte d’orgueil corporatif. Jamais son canot ne traîne à l’arrière ; il suit celui du guide et ne se laisse pas dépasser dans les portages.

Installé à son poste de premier rameur, Nicolas Montour surveille à travers l’eau les fonds d’argile, de cailloutage, de gravier ou de sable où reposent un peu partout les corps morts et les pierres dangereuses pour l’embarcation. Et son esprit travaille.

Nicolas Montour cherche à connaître ses nouveaux compagnons et surtout José Paul. Les hommes élevés au-dessus de lui le fascinent. C’est une attraction physique, une tendresse

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