Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/74

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ou bien, penchés sur elle, des saules, des aulnes en touffes épaisses, des liards, des frênes ; et, plus bas, la bordure de joncs qu’un perpétuel courant anime. Et dans ce pays vierge, comment trouver une pièce d’eau sans voir en même temps canards, outardes, oies, pélicans, sarcelles et cygnes plonger, nager, animer le paysage de leur vivacité tumultueuse ? Enfin, la rivière palpite de sa vie cachée : poissons qui sautent dans un éclaboussement d’eau, ceux qui dorment au soleil, près de la surface, ceux qui se cachent dans les profondeurs et qu’il faut appâter avec soin.

Dans cette lumière mouillée d’humidité, quelquefois de brouillard ou de brume, au bruit liquide de l’eau, à la rumeur des rapides ou des chutes, le gouvernail sent son être s’emplir d’une douce plénitude, et de la simplicité du bonheur.

Là, il oublie la violence des attaques de Montour. Jeune, il se heurte pour la première fois à un homme animé à son égard d’autres sentiments que ceux de la bienveillance ou de la stricte justice, qui organise à tête reposée des pièges contre le voisin et emploie des moyens malhonnêtes pour réussir. Comment n’éprouverait-il pas l’impression de se trouver devant un spécimen d’une autre espèce que de l’espèce humaine, une espèce aussi différente de celle qu’il connaît que si elle avait trois pieds ou deux têtes ?… En lui, la curiosité surmonte la colère ou la haine.

Fils de paysans établis sur de grandes terres, il n’a jamais connu cette guerre entre les hommes. Ses ancêtres, s’ils avaient besoin de revenus plus élevés, défrichaient un nouveau pan de forêt, cultivaient un champ de façon plus rémunératrice, n’attendaient un surplus d’argent que d’un surplus de travail et d’un accroissement de leurs biens-fonds. Jamais ils n’auraient ainsi eu l’idée d’empiéter sur autrui. Leurs voisins, ils ne les considéraient point comme des individus à tromper, à voler, à écarter d’un bon morceau, mais comme des compagnons de vie pour les heures de délassement, de souffrance ou d’entr’aide.

Alors, il étudie Montour avec avidité. Quelle sorte d’homme est-ce ? Il suit ses mouvements, il veut savoir la vérité sur

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