Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/111

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réfléchir ? Toute sa chair et tout son sang savent.

Un plan précis, irrévocable et net éclôt dans son esprit. Ni hésitation, ni incertitude : il joue, lui semble-t-il, un rôle qu’il a souvent étudié.

Il appelle José Paul, et après l’avoir mis au courant des faits, le poste dans la guérite ; pas un mot à personne encore.

Il appelle Marc Tangon, un petit homme brun qui fait partie de l’équipe régulière du fort, mais qui joue maintenant son jeu à lui, sans que personne ne le sache encore.

— Tiens, voici de bonne eau-de-vie ; il faut saouler le bourgeoys à tout prix ce matin.

L’ordre est sec. Marc Tangon pénètre dans le cabinet de Lenfesté avec le flacon que lui a tendu Montour.

Alors commence une longue attente. Montour, Lelâcheur veillent près de la porte : personne ne l’ouvrira. Ils éconduisent les engagés qui se présentent sous divers prétextes et les minutes s’écoulent avec lenteur.

Une heure passe. Montour juge le temps venu et il entre. Un coup d’œil, et il voit que la bouteille est à moitié vide.

— J’ai pris froid, dit-il, et il frissonne.

Marc Tangon lui tend un gobelet à demi rempli.

— Oh ! Oh ! dit-il, du rhum qui a de l’âge ; cette boisson monte à la tête.

— Mais non, mais non, dit Lenfesté.

— Ah ! vous ! Vous savez la porter. Encore un verre ? Oui ? Par un temps pareil.

Les paroles de Montour à Lenfesté contiennent un filet très fin de provocation à boire.

— Rien à faire aujourd’hui : il fait trop froid, dit-il. Tous ne pensent qu’au feu de la cheminée.

À des signes imperceptibles, une satisfaction épandue sur les traits, une détente dans les nerfs, Montour devine que Lenfesté sait, lui aussi, que les Petits ont quitté leur fort, qu’il se réjouit de la déconfiture de son jeune subordonné, et qu’il croit définitivement arrivée l’heure de son triomphe personnel. Montour est certain que Lenfesté pense à tout cela, et qu’il

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