Page:Desrosiers - Les Engagés du Grand Portage, 1946.djvu/112

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se dit qu’il peut boire maintenant, et tant qu’il voudra, puisque la partie est jouée, terminée, et que le mot « fin » a été écrit à cette histoire, et sans espoir de revanche. Nicolas Montour lit dans les yeux, dans les gestes, dans l’attitude de son rival : c’est plus clair pour lui qu’un livre ouvert. Alors, pour ne point donner l’éveil, il se façonne la figure d’une victime.

Encore une rasade… Des langues deviennent pâteuses… Des rires sans cesse s’élèvent… Les yeux se noient de larmes dans des quintes d’hilarité… Enfin, l’heure propice… Le gobelet est rempli jusqu’au bord de rhum pur… C’est le coup de grâce. Marc Tangon et Lenfesté sont ivres morts…

Quelques secondes encore. Puis Montour sort et disparaît. Cinq minutes sont à peine écoulées que José Paul entre en criant : « Les XY se sont sauvés, les XY se sont sauvés ». Toute la population du fort saute sur pied.

— Louison Turenne, veux-tu avertir Lenfesté ? C’est Montour qui parle.

Turenne revient au bout d’un moment :

— Lenfesté et Tangon sont saouls.

Montour envoie Prudent Malaterre, d’autres hommes qui font partie de l’équipe régulière du fort, les amis de Lenfesté, les plus honnêtes surtout, ceux que l’on croira sur parole, et dont le témoignage sera irrécusable.

— Mais oui, c’est vrai, c’est vrai, disent-ils ; tous deux sont saouls.

Nicolas Montour assume alors le commandement. En moins d’une demi-heure, les chiens sont attelés aux traînes, les marchandises ficelées…

Philippe Lelâcheur, de nouveau, demeurera au fort. Dehors, Montour lui donne des instructions :

— Il faut que tu saches…

Et l’entretien, haché, rapide, se perd dans le vent.

Un autre reculerait peut-être devant le risque ; mais non Montour. Enfin, il est maître suprême. Il donne le signal du départ, il se met à la tête des hommes, autoritaire, décidé, un chef qui sait ce qu’il veut. Enfin, plus de délais ; enfin,

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