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Montour seul semble avoir conservé un peu de vitalité. Depuis quatre ou cinq jours, l’inquiétude le trouble. Et, ce soir, à l’Encampement Douce, sans qu’il y paraisse, il surveille là-bas des allées et venues. Toutes les ruses, il les emploie pour voir sans être vu.

Le Bancroche, en effet, n’a-t-il pas souvent rencontré Louison Turenne ces jours derniers ? Ne l’a-t-il pas recherché ouvertement, à la face de la brigade ?

Où mènera cette affaire ? Montour, afin d’espionner, malmène son gros corps lourd. Il le met en nage. Pas de repos pour lui. Les feux éteints et les hommes couchés, le contremaître veille encore. Il voit une lumière s’allumer dans la tente du bourgeoys. Alors il part avec précaution ; il disparaît dans les arbres de la forêt garnie d’un sous-bois touffu. Après avoir fait un détour, il s’approche de la tente. Enfin, il entend des voix claires et nettes. C’est Tom MacDonald qui parle :

— Bien… Souvent, la carrière d’un traiteur est pénible. Mais au bout, qu’y a-t-il ? La fortune pour un homme bien doué. C’est aussi une tâche digne que celle de commander.

— Oui, répond Turenne. Vous y prenez du plaisir. Le commandement est moins dur s’il vient de vous.

— Bon. Cette carrière rémunère bien son homme. Bien. Il faut y penser. Depuis le fort Charlotte, je vous ai tenu pour ainsi dire sous observation. Les Indiens, vous les aimez ?

— Ils font pitié.

— Voilà. Chaque fois que nous en avons rencontré, au bout d’une heure, ils étaient réunis autour de vous. Très bien. Rien n’est plus important.

La conversation dure.

— L’imbécile, se dit, à part lui, Montour ; il ne comprend pas ce que parler veut dire. Ne voit-il pas ce que les Bourgeoys lui proposent ?

Et il reste là, haletant, la figure pâle, plein de rage et d’incertitude. Ses mains s’enfoncent dans la boue froide, l’eau monte sous ses genoux. Mais il ne sent rien : il est tout oreilles et il écoute.

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