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les opiniâtres

— Alors, on a grandi le grimelin ? On part seul pour le Canada ?

Le sourire de Pierre de Rencontre ramena soudain dans ses traits toute sa figure d’enfant. S’emparant des portemanteaux, le capitaine conduisit le jeune homme au gaillard d’avant, dans la grande chambre des célibataires.

— Tu poses ton bagage ici ; plus tard, je te dirai où j’ai placé tes provisions.

Pierre ne demeura qu’une minute dans l’obscurité de l’entrepont où plusieurs immigrants déballaient sur le plancher des coffres de bois recouverts de cuir. Il remonta, s’accouda sur le bordage, s’intéressant aux scènes d’adieu.

Là-bas, parmi la foule des oisifs, il vit s’insinuer son grand-père Servien. Une impatience le crispa. Il observait ce vieillard qu’il avait pénétré et qui lui déplaisait dans ses gestes, ses tics de langage. « Ces pas menus et vifs, se disait Pierre en lui-même, ces crochets pour saluer celui-ci, complimenter celle-là, ces arrêts répétés, c’est tout lui ». Car entre l’aïeul et le petit-fils se manifestait une opposition de nature qui créait l’antipathie.

Pierre se souvint aussi instantanément de la scène qui avait décidé de son départ. Il revit la profondeur de la pièce éclairée près de la cheminée par des bougies tremblotantes. Les mains jointes dans le dos, la taille cambrée, le grand-père Servien allait et venait dans la pénombre en discourant de sa voix nasale. Ses propos ressemblaient à sa démarche : il multipliait les circonlocutions, les approches obliques accompagnées de clins d’yeux. Enveloppées dans un flot de paroles, ses observations justes égratignaient comme des aiguilles d’acier dans des tampons d’ouate. Puis, certaines phrases détachées, compactes, formaient passage vers le but de l’entretien, à la manière des pierres plates espacées dans le lit d’un ruisseau.

Le grand-père avait débuté par un oracle sybillin :