Page:Desrosiers - Les Opiniâtres, 1941.djvu/105

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Depuis le matin, le vent fouettait les longs fils de la pluie, il en défonçait les trames de grands coups de poing. Les nuages circulaient sur plusieurs plans, les uns poussés vers l’ouest, les autres vers le nord ; mais entre eux, ils ne laissaient aucun espace par où le soleil pouvait luire. Criblée par les grains d’eau comme par des chevrotines, la surface du fleuve était percée ainsi qu’une écumoire ; vers le milieu, elle se bombait et ce renflement cachait sur l’autre rivage le pied des arbres de la forêt.

Non loin de la rive droite, Pierre pêchait en compagnie d’Eustache Sarrazin. Engainés dans la cuirasse de leurs écussons osseux, deux gras esturgeons s’allongeaient au fond de l’embarcation. Et voilà qu’Eustache luttait contre une troisième pièce. Debout, il tirait doucement, mais fermement sur le manche de la ligne dont la corde vibrante, tendue, décrivait de brusques zigzags ; et le canot glissait, enfonçait, se déplaçait sous le poids vivant du poisson.

Enfin, Eustache triompha du nouvel esturgeon qui bondissait en se pliant en cercle et qui battit longtemps de la queue au risque de défoncer la coque. La joie du pêcheur ne se manifesta point par une crispation des traits ; elle se diffusa au contraire au travers de sa figure, comme la lumière éclairant du milieu d’une lampe d’albâtre.

— Ton défriché, ça va ? demanda Pierre à Eustache.

— Pas vite, pas vite, répondit celui-ci.

Durant une année, il avait bûché régulièrement, essarté, ensemencé des creux ; il avait résisté à ses goûts de braconnier. Mais la période d’inaction de l’été précédent l’avait dévoyé. Pour subsister pendant l’automne, l’hiver et le printemps, il s’était de nouveau adonné à la chasse