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les opiniâtres

les pointes, glissait hors de l’eau en remontant sur les battures, brisait des arbres et se broyait soudain comme une épaisse vitre verte.

En aval, au point où les marées expirent, les courants avaient charrié tout l’hiver des champs de glaçons qui s’étaient empilés les uns sur les autres et durement amalgamés Les glaces descendantes heurtaient maintenant cet obstacle solide. Dans ce goulot, l’embâcle se produisit. La masse liquide refluait, les tourbillons puissants imposaient leur ronde à toute matière solide. Sur une distance de quarante, cinquante, soixante milles, le fleuve débordait ; on en voyait le niveau s’élever d’heure en heure, doublant son volume. Arrêté, il accumulait son énergie, il bandait ses muscles. Et tout à coup il s’élançait : broyée, pulvérisée, la digue s’écroulait, et lui, puissant, formidable et hérissé, il passait, crinière blanche au vent, dans un fracas de tonnerre, traînant derrière lui les ondulations de son vaste corps de dragon lancé dans une reptation rapide au fond du pays.

C’était le printemps, c’était dimanche. Pierre marchait sur la berge où s’étalaient, tels des draps sales, des lambeaux de neige à l’ombre des sapins. Il progressait dans les rumeurs du fleuve et du vent de sud, ouateux et doux. Après cinq mois de neige, le corps s’émouvait de cette suavité, les nerfs vibraient, l’âme exultait. La nature communiquait sa propre ivresse, elle comblait les hommes d’effervescence.

Pierre cheminait nu-tête le long du fleuve. Il avait l’impression de retenir son activité comme on contient une monture. Il réfléchissait au sol et à la forêt, à son œuvre, à son entreprise saine qui attendait l’effort.

Là-bas, sur cette pointe, David Hache ne se tenait-il pas immobile entre des bouleaux fluets ?

— Ohé, Le Fûté, nous jouissons du dimanche, du printemps, de la paix ?