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les opiniâtres

récente, la surface de la neige s’était congelée et luisait comme si on l’avait recouverte d’une couche de vernis. Du bois fouetté par le vent s’élevait un sifflement aigu, régulier, pénétrant.

Pierre choisit un gros érable noueux et branchu. Il leva la hache. Mais au bout d’une heure, il s’arrêtait, en nage. Sa hache glissait sur les fibres gelées ; les coups ne détachaient que de minces copeaux et l’entaille s’approfondissait à peine dans la colonne passive et dure. Au lieu de l’enthousiasme premier, Pierre n’éprouvait plus qu’un désarroi imprévu. Autour de lui, seul s’enflait le ronflement profond de la sylve défeuillée. Rien de vivant à perte de vue. Alors Pierre comprit pourquoi Ysabau avait pleuré le soir du retour.

Durant ces années de guerre, Pierre avait mené une existence mi-oisive sur le fleuve et dans le fort. Il avait contracté l’habitude de la vie en commun, des conversations, des visites. Il avait perdu la résistance physique et l’habileté manuelle du pionnier. Il avait désappris le rythme patient et lent du bûcherage qu’il ne faut pas accélérer sous peine d’épuisement. Dans la dissipation des occupations militaires, sa ferveur s’était en partie évanouie. Son corps avait oublié la somme de fatigue qu’il fournissait chaque jour autrefois.

Puis la situation générale de la Nouvelle-France ne s’était pas suffisamment éclaircie. Pierre choisirait-il, mettrait-il de côté, façonnerait-il les poutres de brin qui soutiendraient la maison et les bâtiments définitifs ? Et si les Iroquois les brûlaient de nouveau ? Même après un mois, Pierre n’osait lever les yeux sur ce renflement indécis où gisait tout le bois d’œuvre, à moitié carbonisé, qu’il avait accumulé pour les charpentes. Il se souvenait pour ainsi dire de chaque bille.

Mais bientôt, à force d’acharnement, il sentit affluer en lui les flots des sentiments anciens. Les