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gues ; son champ de vision limité par des œillères, il ne discernait rien d’autre dans l’existence ; il passait en illuminé, les yeux fixés sur son but, dans un monde extérieur qui lui demeurait mystérieux, mal connu, plongé dans une demi-obscurité ; du dehors, il donnait l’impression de vivre dans une transe continuelle.

— Mais comment réussir autrement ? répondait Ysabau.

Si celle-ci pensait au cep de vigne, Pierre se souvenait de la talle de sapins jaillissant des couches de pierre. En ce pays, sous les vents d’adversité, ces premières familles françaises avaient enfoncé malaisément des racines si profondes que rien ne pourrait désormais les arracher : quelle tempête renfermait jamais violence comparable à celle de cette première période ?

Les heures s’écoulaient dans cette récollection. Pierre et Ysabau se reposaient de la dernière crise. Puis au premier jour de l’été véritable, Pierre descendit à la Basse-Ville avec Yseult. Celle-ci ressemblait tant à sa mère au même âge que Pierre évoquait des promenades du même genre dans les rues descendantes de Saint-Malo. Pleine de nuages et de tiédeur, la matinée s’éventait d’un léger vent d’est, annonciateur de pluie.

Pierre et Yseult s’avançaient dans le vide de la rue. Pas de pavé ; la terre s’émiettait en poussière grise ; l’herbe était déjà longue de chaque côté des trottoirs de madriers. Entre les résidences de pierre et de bois, s’apercevaient des coins de campagne ; emblavures, prairies, prés où paissaient des vaches, bordure lointaine de la forêt. De robe noire et blanche, aussi propres que s’ils eussent été lavés, des veaux meuglaient dans un clos. Et à peu de distance, au bord du fleuve, se renflait la rondeur verte du Cap.

À l’appel de son mari, une femme sortit d’une maison inachevée, puis elle se mit à courir, un poupon dans les bras. Des cris s’entendirent.