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les opiniâtres

— Je vais prendre des nouvelles, dit Hertel. — D’un bond, il sauta de la plate-forme et se perdit dans la foule.

Étrange soir troublant. La nuit avait pris plus vite possession des bois que du ciel. Massifs de frondaisons noires, les arbres se couchaient sous le fouettement de la rafale, se redressaient, battaient l’air à grands coups d’ailes de ténèbres ; et par les interstices voltigeants, par les percées vacillantes, descendait, toujours en mouvement, la luminosité d’un firmament gonflé de clarté vert tendre, qui illuminait par éclairs la terre et le sous-bois. Et, parfois, entre les cimes balancées, s’entrevoyait, seul immobile dans cette agitation, le fin fil d’argent d’un croissant de lune. Et Pierre de Rencontre avançait sur ce sol zébré de lueurs, prêtant l’oreille aux turbulences de la forêt américaine.

Et soudain jaillit au travers de tous ces bruits plus sourds, non loin, un cri aigu de douleur. Il s’éteignit tout de suite, puis recommença et dura longtemps. On aurait dit que la volonté refermait la mâchoire et la bouche de la victime ; mais quelques secondes à peine, et la souffrance l’ouvrait à nouveau toute grande et alors filait dans l’air, en trémolos, un râle qui se prolongeait.

Pierre se passa la main sur la figure ; la sueur y ruisselait ; elle baignait son corps, il courut vers le rivage par les détours du sentier. Et là, il aperçut les flammes d’un brasier soufflant des flammèches et de la fumée ; et, dans leur rayonnement, deux prisonniers iroquois liés à des poteaux et soumis à la torture. Une foule composée d’hommes, d’enfants, de femmes tournoyait autour en vociférant, chacun infligeant sa blessure ; estafilades de couteau ébréché, rouillé ; brûlures des tisons, des canons de mousquets, des haches de fer rougis au feu ; déchirures des éclisses de bois dur ; flagellation sanglante administrée avec des harts ou des cordages.