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Album Universel (Monde Illustré) No 1172 Montréal, 13 octobre nxtf. Ceux du "Marsouin",— maître Jean liée et Jean Brest, — façonnaient îles épars, sciaient îles traverses, mortoisaient des madriers, qu’ils assujettissaient deux par deux sur la galerie préparée par leurs confrères. Toute la journée, 011 travailla ainsi, sans autre relâche que le temps nécessaire aux repas et à une courte sieste après l’heure de midi. Aussi, quand vint le soir, chacun soupirait-il après son lit. Mais ni le capitaine Pouliot, ni les deux compères français n’entendaient de cette oreille-là. — Nous partirons au baissant, tout à l’heure, mes amis, dit le Canadien à son équipage, composé de trois vigoureux gaillards qui ne semblaient pas avoir "froid aux yeux.” De son côté, Thomas, prenant 1111 air désolé, annonçait à ses hommes : — Mes pauvres Jean-Jean, lestez-vous la cale vite et bien, car, nous aussi, nous partons... Et comme les matelots le regardaient avec des yeux en forme de points d’interrogation : — Oh ! une toute petite promenade dans le détroit de Belle-Isle, puis autour de Terre-Neuve, pour revenir par le golfe : — une simple partie de plaisir, mes enfants. — Là ou ailleurs !... murmura Jean Bec. — Et même plus loin !... renchérit crânement Jean Brest. — Ni ailleurs ni plus loin que là où nous trouverons des “marchandises” pour couvrir nos “tablettes" que nous venons de fabriquer. — Compris! capitaine... dit Jean Brest, clignant des yeux. — Entendu ! fit Jean Bec, mettant un doigt sur ses lèvres. On s’occupa aussitôt du branle-bas d’appareillage. Il va sans dire que l’ouverture extérieure des grottes fut dissimulée par des branches de sapins, adroitement fichées dans les fissures de son pourtour. Pas besoin d’ajouter, non plus, que la vieille voile “peinte à fresque” fut remise en place pour jouer, dans le canal, le rôle de décors naturel ou de cul-de-sac. Quand tout fut prêt pour le départ, les deux "’apitaines et leur adjoint Gaspard escaladèrent les plus hauts rochers de l’îlot afin de tenir une dernière conférence et convenir de leurs faits. Avant tout, ils explorèrent, au moyen de longues-vues marines, le golfe autour d’eux. Quelques navires d’outre-mer, dont on ne voyait guère que les hautes voiles, descendaient le fleuve, là-bas, vers le sud, avec un bon vent d’ouest en poupe. D’autres, à sec de toile, étaient immobiles, à l’aurore. Pas une seule goélette en vue. Aucun paquebot, non plus. Le capitaine Pouliot, rentrant l’un dans l’autre les tubes de sa lorgnette, dit : — La mer est libre : c’est le temps de filer. — Et le vent propice : c’est l’heure de hisser de la toile, appuya Thomas, fermant lui aussi sa longue-vue. — Vous tenez toujours à passer par Belle-Isle ?

interrogea le capitaine Pouliot.

Thomas prit une mine contrite. — Oh ! capitaine, dit-il, ce n’est pas par caprice, croyez-moi, et pour voir en passant la fumée s’élever au-dessus du toit maternel que j’y tiens. — Alors, pourquoi rallonger votre course ? Thomas courba la tête et fut dix secondes sans répondre. — Tenez, capitaine, il faut que je vous dise ça ! reprit-il avec une franchise admirablement peinte. Pouliot le regarda, 1111 peu surpris, et voulut protester : — Non pas... mon ami : si c’est un secret, gardez-le. — Pas de secret entre nous !... Je me déboutonne. Ici, Gaspard dressa l’oreille, inquiet, ne sachant pas où voulait en venir son compère. Mais celui-ci, sans prendre garde à celui-là, reprit en baissant la voix : — Capitaine, j’ai une soeur... Pouliot inclina légèrement la tête, mais attendit la suite, sans manifester autrement sa curiosité. —... Qui fait le désespoir de ma famille... continua le Français. Ici, le Canadien hocha la tête en signe de condoléance. Gaspard, lui, demeurait bouche bée. — ...Et conduit notre mère au tombeau ! acheva tragiquement le coquin de Thomas. Pour le coup, Gaspard n’y tint plus. — Thomas ! commença-t-il d’une voix sévère. —Laisse donc, toi!... répliqua tranquillement son compère, avec un imperceptible clignement d’yeux. Puis, se tournant vers le Canadien : •— Nous sommes des associés, capitaine, de francs associés... Nous jouons gros jeu... Pourquoi îles cachotteries entre nous ? — En effet... commença le marin québecquois. ... Mais le rusé Thomas, pressé d’en venir à ses fins, ttc le laissa pas s’engager plus loin. 11 acheva tout d’une haleine : — Ma soeur, une très belle fille, est devenue amoureuse d’un sauvage, d’un Micmac... Je devrais plutôt dire qu’elle subit l’influence mystérieuse.— magnétisme ou maléfice, comme on voudra l’appeler, — de ce moricaud-là, qui campe dans les environs de la baie de Kécarpoui et qui n’a qu’à le vouloir pour qu’irrésistiblement elle se sente attirée là où il se trouve. .. C’est 1111 vrai “sort”. Nous avons tout essayé pour la guérir de cette singulière folie, mais inutilement. Quand ce mécréant de Micmac est à portée de lui faire sentir son influence, elle se lève, toute troublée, et cherche à nous échapper pour l’aller rejoindre... Heureusement qu’elle prononce son nom : Arthur ! aussitôt que cette obsession étrange la prend ; car. autrement, parole d’honneur, je ne sais pas ce qui pourrait arriver hors de notre connaissance. .. • — Voilà un cas bien singulier de magnétisme à distance ! remarqua le capitaine canadien. Gaspard, lui, respirait plus à Taise. Il commençait à voir clair dans le jeu de son associé. —Que pensez-vous de cette étrange maladie du cerveau chez une fille d’ailleurs très réservée ?

questionna Thomas d’un air bonhomme.

—Ma foi. je ne sais trop qu’en dire... C’est bien ennuyeux, tout de même. .. murmura, en hochant la tête, le capitaine de la “Marie-Jeanne. ” — Eh bien, mon cher camarade, dit en conclusion Thomas, trouvez-vous à présent que je n’aie pas quelque raison de passer par Kécarpoui ? — C’est votre devoir de surveiller ce qui se “brasse” chez vous, répondit franchement le Canadien. Puis il ajouta aussitôt : —Espérons que tout va bien et que le Micmac aura renoncé à ses projets. — Oui. espérons-le. Autrement, voyez-vous. — Eh bien ? — Autrement je n’hésiterais pas à soustraire, pour u’n temps dd moins, ma pauvre soeur à l’influence du mirliflore cuivré qui la poursuit, ou bien à... — Achevez. — A faire disparaître ce donneur de sort. — Essayez d’abord le premier moyen : il sera moins dangereux pour votre tranquillité future, que le second. Thomas parut réfléchir un moment. Puis, tendant avec une amicale brusquerie sa main ouverte au capitaine de la “Marie-Jeanne ” : — Ma foi. camarade, vous êtes de bon conseil, dit-il. Merci. Je suivrai votre avis. — Et vous ferez bien. On se sépara pour regagner chacun son vaisseau. CHAPITRE IV UNE VISITE AUX MIC-MACS DE L’ILE DU SABLE La Marie-Jeanne”, qui avait été la dernière à pénétrer dans le canal rocheux, fut d’abord reculée jusqu’à la mer, suivie de près par le "Marsouin”. Puis on remit soigneusement en place la vieille voile “’peinte à fresque.” Et, l’appareillage étant terminé, les deux goélettes quittèrent les rochers du "Mécatina”, naviguant de conserve pendant quelques minutes. Mais, comme la “Marie-Jeanne”, meilleure marcheuse que le "Marsouin”, prenait rapidement de l’avance, le capitaine Pouliot cria une dernière fois : — Au revoir, messieurs !... Soyez exacts N’oubliez pas que je vous attendrai en dehors du barachois, entre l’ile aux Chiens et le Cap i l’Aigle, côté de Saint-Pierre, jusqu’au soir du 8 juillet... Signaux comme d’habitude ! — Bon voyage, capitaine !... Nous serons au rendez-vous dans la nuit du 7... Signaux convenus ! Et les deux goélettes contrebandières, l’une se dirigeant franc sud, l’autre nord-est, ne tardèrent pas à se perdre de vue au sein des demiténèbres qui assombrissaient le vaste golfe. Laissons la “Marie-Jeanne” suivre sa course vers les rives méridionales de Terre-Neuve et attachons-nous au “Marsouin”, qui a le cap tourné du côté de Belle-Isle. — Sais-tu où nous allons ? demanda Thomas à son compère, lorsque la goélette du capitaine Pouliot fut hors de portée. — A Kécarpoui, nom d’un phoque ! répondit le compère. — Eh bien, tu te trompes comme deux phoques, mon bcifihomme !... Nous allons rencontrer l’aimable belle-mère de ton ami Wapwi, à une vingtaine de milles plus bas. — Pourquoi faire ? — Pour qu’elle se charge d’une mission qu’il serait difficile pour nous d’entreprendre seuls. — Ah ! j’y suis : pour qu’elle nous aide à enlever Suzanne ! — Justement. — Voilà donc le motif de cette histoire de sauvage amoureux et de soeur magnétisée! — Parbleu !... ne fallait-il pas expliquer à l’ami Pouliot la raison qui nous faisait prendre le chemin du détroit pour aller aux Iles, et surtout le préparer à recevoir notre pensionnaire dans son hôtel du Mécatina? Pour le coup, Gaspard demeura émerveillé de l’ingéniosité de son compère ; et, 11e trouvant pas de mot assez éloquent pour traduire son admiration, il abattit sa lourde main sur l’épaule de Thomas et, le secouant, lui déclara en toute franchise : — Ami Thomas, tu es cent fois plus canaille que moi !... Nom de mille phoques, tu iras loin, si tu n’es pas pendu bientôt à la corne d’artimon de la goélette. Ce compliment, bien que mitigé par la perspective d’un gibet de marin, ne déplut pas au capitaine du “ Marsouin.” — Allons donc... allons donc... fredont-il avec modestie, tu exagères mon faible mérité : je n’ai pas la prétention de quitter la vie dans une position aussi élevée. — Ca t’arrivera pourtant, et tu ne l’auras pas volée ! —J’espère, le cas échéant, que tu me tiendras compagnie : ça fera deux jolis pavillons.. • — En berne... conclut Gaspard. Et, sur ce mot, il se dirigea vers l’écoutille d’arrière, descendit l’escalier conduisant aux cabines et revint bientôt avec les deux longuesvues du bord. Le “Marsouin” passait en ce moment en face de la baie de Kécarpoui, — mais à une quinzaine de milles au large. Il était onze heures de la nuit. Grâce aux lunettes, on pouvait distinguer, sur les deux rives, les maisons illuminées des familles Noël et Labarou, tandis qu’en pleine baie le “Vengeur” brillait comme une constellation. Gaspard, la lunette à l’oeil, frissonnait de colère, et tant que l’ouverture de la baie fut en vue, il demeura immobile, observant ce coin de la côte labradorienne où il venait de subir un échec si imprévu. Enfin, les arbres du bras oriental, conunc s’ils eussent été mis en mouvement par un ma chiniste de théâtre, vinrent masquer brusquement le spectacle observé et Gaspard, ferman violemment sa lunette, s’accouda sur le baù’11 gage, regardant sans la voir l’eau qui frôlait en clapotant le flanc du " Marsouin.” Pendant un bon quart d’heure, il demeura ainsi appuyé au plat-bord, le menton dans ses poings, broyant du noir. (A suivre) 4