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Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/225

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où les rues et les maisons ne seraient plus bâties et recouvertes de briques, de moellons et de tuiles, mais de faces humaines étagées les unes au-dessus des autres. À voir en ce moment leur figure pâle, leurs yeux creux et hagards, leurs pieds chancelants, leurs mains étendues en avant pour ne pas tomber, leur air égaré, la manière dont ils ouvraient la bouche béante pour respirer comme s’ils se noyaient, la première fois qu’ils plongèrent dans la foule, on reconnaissait bien que ce ne pouvaient être qu’eux. Il n’y avait pas besoin de dire : « Vous voyez bien cet homme-là, il était condamné à mort ; » il portait hautement ces mots-là imprimés et marqués du fer rouge sur son front. Le monde se retirait devant eux pour les laisser passer, comme si c’étaient des déterrés qui venaient de ressusciter avec leurs linceuls ; et l’on vit plus d’un spectateur qui venait, par hasard, de toucher ou de frôler leurs vêtements à leur passage, frissonner de tous ses membres, comme si c’étaient en effet de vrais morts.

Sur l’ordre de la populace, les maisons furent toutes illuminées cette nuit-là…. avec des lampions, du haut en bas, comme dans un jour de grande réjouissance publique. Bien des années après, les vieilles gens, qui, dans leur jeunesse, habitaient ce quartier, se rappelaient à merveille cette clarté immense en dedans comme en dehors, et l’effroi avec lequel ils regardaient, petits enfants, par la fenêtre passer la Figure. La foule, l’émeute avec toutes les autres terreurs, s’étaient déjà presque évanouies de leur souvenir, que celui-là, celui-là seul et unique, était encore distinct et vivant dans leur mémoire. Même à cet âge innocent de la première enfance, il suffisait d’avoir vu un seul instant un de ces condamnés passer comme un dard, pour que cette image suprême dominât, obscurcît toutes les autres, absorbât l’esprit tout entier, et ne le quittât plus jamais.

Quand ce beau chef-d’œuvre fut achevé, les cris et les clameurs devinrent de plus en plus faibles ; le cliquetis des chaînes qui retentissait de tous côtés au moment où les prisonniers s’étaient échappés ne se fît plus entendre. Tout le tapage de la foule se changea en un murmure vague et sourd comme dans le lointain ; et, quand ce débordement de