Page:Dickens - Barnabé Rudge, tome 2, Hachette, 1911.djvu/30

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nabé, et posant son bâton et son chapeau à terre sur le carreau. Mais, c’est égal, puissiez-vous, vous et votre fils, vous passer de leurs leçons ! Ce sont de rudes maîtres.

— Avec tout cela, vous vous êtes écarté de la route ? dit la veuve d’un ton de compassion.

— Cela se peut bien, cela se peut bien, reprit-il avec un soupir, et cependant aussi avec une espèce de sourire dans ses traits. C’est très-probable. Les poteaux et les bornes milliaires ne me disent rien, vous comprenez. Je ne vous en suis que plus obligé de me procurer une chaise pour me reposer, et un verre d’eau pour me rafraîchir. »

En même temps il leva le pot à l’eau vers sa bouche. C’était de belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche, bien appétissante ; mais avec tout cela il fallait qu’il ne la trouvât pas à son goût, ou qu’il n’eût pas bien soif, car il ne fit qu’y tremper ses lèvres et remit le pot sur la table.

Il portait, suspendue à une longue courroie autour de son cou, une espèce de sacoche ou de bissac à mettre de la nourriture. La veuve plaça devant lui un morceau de pain et du fromage ; mais il la remercia en disant que, grâce à quelques âmes charitables, il avait déjeuné le matin, et qu’il n’avait plus faim. Après cette réponse, il ouvrit son bissac pour y prendre quelques pence, la seule chose qu’il parût y avoir dedans.

« Voulez-vous bien me permettre de vous demander, dit-il en se tournant du côté où Barnabé se tenait, les yeux fixés sur lui, à vous qui n’êtes pas privé du don précieux de la vue, si vous ne voudriez pas aller m’acheter avec cela un peu de pain pour me soutenir en route. Que Dieu répande ses bénédictions sur les jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à la misère d’un pauvre aveugle ! »

Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signe qu’il pouvait accepter la commission, et le voilà parti dans son empressement charitable. L’aveugle, sur son siége, écouta d’un air attentif jusqu’à ce que la veuve ne pût plus entendre les pas de son fils déjà loin, et changeant brusquement de ton :

« Voyez-vous, la veuve, il y a bien des espèces d’aveuglement. Il y a l’aveuglement conjugal, madame ; celui-là, vous avez pu l’observer par vous-même dans le cours de votre propre expérience : et c’est un aveuglement à peu près volon-